Regard sur les économies des proximités

Pour télécharger : Gomez RFG 2011

Ce numéro spécial de la Revue française de gestion présente des travaux dont le point commun est de considérer la proximité entre les acteurs comme une dimension déterminante des situations de gestion qui sont décrites. Ces travaux ont été repérés lors de la XIXème conférence annuelle de l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS) qui s’est tenue du 2 au 4 juin 2010 à Luxembourg. Nombre d’exposés, à cette conférence, mettaient  au jour une problématique transversale : la plus ou moins grande proximité entre les acteurs a des conséquences sur les processus et les performances des organisations. La concentration physique d’individus (dans une organisation) ou d’organisations (sur un territoire) crée des effets de proximité qui ne peuvent être ignorés. C’est ce que nous appelons après Bellet et al. (1993) l’économie des proximités.

Qu’entend-on par proximité ?

La prise en compte de la proximité est susceptible de différentes interrogations qui incluent la proximité intellectuelle ou culturelle (comme la référence à une même culture ou la référence à des conventions communes), l’usage d’outils qui mettent en contact des acteurs physiquement éloignés (comme le téléphone ou l’Internet) ou encore l’appartenance à des réseaux impliquant des liens plus ou moins forts ou faibles. Ainsi, la dialectique du près et du loin joue-t-elle à différents niveaux d’éloignement ou de rapprochement qu’ils soient psychologiques, culturels, sociaux ou physiques.

Au sens strict, les recherches en gestion s’intéressent d’abord à la distance physique entre les acteurs et se concentrent sur la dimension spatiale de la proximité. Cette problématisation s’appuie sur deux inspirations, l’une issue de la psychologie sociale, l’autre de l’analyse économique.

Approches psycho-sociologiques

Les approches psycho-sociologiques suggèrent que la plus ou moins grande proximité physique est un élément caractéristique de la communication entre individus. Elle s’est beaucoup appuyée sur les travaux de psychologie behavioriste, notamment ceux de Edward Hall, auteur du concept de proxémie (Hall, 1966). La proxémie est l’analyse de la distance physique entre des acteurs et de la façon d’occuper l’espace en présence de l’autre : distance matérielle lors des échanges, interdiction ou non du toucher, importance sociale des contacts fréquents, etc. Tout membre d’un groupe social maintient une « distance subjective » avec son entourage qui lui permet de conserver son intimité et donc sa capacité de réflexivité. En conséquence, il entre en relation avec les autres en se tenant à une certaine distance, à la fois subjectivement nécessaire et socialement informative car elle constitue un élément de son discours, une caractéristique de sa culture ou de son rang social. La proximité est pour Hall et l’école behavioriste, un élément de la communication, donc de la culture. Pour la gestion, il en résulte deux conséquences :

•    Le corps en situation parle au même titre que l’intellect ; l’espace est le lieu de ce discours et il structure sa grammaire. La compréhension des acteurs en situation de gestion doit intégrer la dimension spatiale de leurs relations qui est à la fois l’expression et la condition de leur communication et donc de leur comportement final.

•    Inversement, la mise à distance spatiale des acteurs impacte leur communication et leur compréhension mutuelle. On peut par exemple caractériser une « culture d’entreprise » à partir de la distance entre les employés, et la considérer comme une dimension cruciale pour appréhender les effets de taille dans les organisations (Torrès 2003).

Approches économiques

De nombreuses approches économiques invitent à tenir compte de la proximité physique entre les acteurs pour comprendre la performance des organisations. Dans son étude de la littérature économique, Grossetti montre que trois raisons sont couramment avancées par les auteurs de cette discipline : les effets sur les coûts, sur l’innovation et sur les réseaux sociaux (Grosseti 2000).

•    Effets sur les coûts économiques : Lorsque les acteurs se rencontrent physiquement, ils échangent des informations plus complexes et plus rapides ce qui impacte les coûts de transaction et donc les contrats qui se nouent entre eux comme l’avait montré Williamson (Williamson 1975). De la même façon, les relations d’agence ou les conventions sont modifiés selon que les flux d’information entre les acteurs sont courts ou longs, directs ou indirects, nombreux ou rares (Gomez 1994). La proximité physique est donc une variable intervenant dans le calcul du coût économique.

•    Effets sur l’innovation : La distance entre les acteurs et les types de contacts qu’ils entretiennent enrichissent plus ou moins le savoir commun partagé et, en particulier, la communication des connaissances tacites Dans des espaces étroits, avec une forte proximité, ce savoir se transmet facilement de façon intersubjective et non codifié. L’innovation est alors plus émergente et liée aux relations individuelles (Nonaka et Takeuchi 1995).

•    Effets sur les réseaux et sur la force des liens sociaux sont bien connu depuis, en particulier les travaux de Bourdieu (1979) : la proximité physique, la fréquentation des mêmes espaces, en fortifiant les liens sociaux ou en limitant leur nombre, influe sur l’accumulation de capital social distinctif des acteurs et donc sur leurs relations économiques. Elle permet des effets de clans et de solidarité qui sont autant de ressources dans lesquelles l’individu peut puiser. En sens inverse, elle limite l’étendue de ces réseaux.

Au total, l’inscription des acteurs dans des espaces géographiques et donc la plus ou moins grande proximité physique entre eux est une dimension de l’échange communicationnel et des performances économiques qui en résultent. Cette dimension cachée¸ selon le titre de l’ouvrage de Hall, ne peut être négligée pour décrypter le fonctionnement des organisations dans leur contexte, à partir des interactions entre acteurs qui les animent.

Proximités intra et inter- organisationnelles

La proximité entretenue entre les acteurs se cristallise dans des institutions (selon les types d’entreprises), des structures organisationnelles (selon les formes hiérarchiques) ou des contextes économiques (bassin d’emplois, marchés). Elle crée ainsi des voisinages stables caractérisés par la longueur des distances entre ceux qui les fréquentent : hiérarchie courte ou longue, liens forts ou faibles dans des réseaux, facilité et récurrences des relations. Les recherches en gestion ont abordé deux types de proximité selon qu’elle concerne le milieu dans lequel se situe l’organisation (proximité inter-organisationnelle), ou la manière dont l’organisation structure les relations de proximité entre ses membres (proximité intra-organisationnelle) (Boulba-Olga et Grossetti 2008).

Proximités inter-organisationnelles

La proximité inter-organisationnelle s’intéresse à la plus ou moins grande distance entre des organisations qui constituent un environnement économique. Depuis les travaux d’Alfred Marshall (1906), les recherches en économie et en gestion ont intégré la prise en compte des territoires dans lesquels évoluent les entreprises. La concentration géographique crée des effets de synergie en cristallisant les relations inter-organisationnelles de manière durable dans une zone ou un district industriel, un cluster ou un pôle de compétitivité. Les effets économiques dus au regroupement d’organisations dans un espace étroit ont permis de définir une « économie de proximités » (Bellet et al., 1993). Certains auteurs ont décrit les districts industriels comme des lieux géographiques d’accumulation de savoir-faire et de capital social collectif, mais aussi de solidarité dans la durée entre les organisations (Beccatini, 1989 ; 1992 ; Capecchi, 1989). D’autres ont montré comment la concentration géographique d’entreprises et de centres de recherche produit des clusters comme la Silicon Valley (Saxenian, 1994), et des transferts de savoirs explicites ou tacites accélérant les innovations (Audretsch et Feldman, 1996). On oppose l’émergence spontanée de zones géographiques denses par attraction des entreprises (les clusters), à la création intentionnelle de telles zones par les pouvoirs publiques ou une entreprise leader (les pôles de compétitivité). Dans les deux cas, il y a autorenforcement des effets positifs des proximités inter-organisationnelles (Bouba-Olga, 2006).  Il en résulte que les entreprises intègrent leur proximité vis-à-vis de ressources informationnelles et technologiques rare comme un élément de leur stratégie (Rallet, 1993). Cette concentration a été particulièrement étudiée comme un facteur favorisant l’innovation parce qu’elle permet des relations informelles et donc un transfert d’informations complexes grâce aux distances interindividuelles et inter-organisationnelles courtes (Planque, 1987). C’est pourquoi, l’analyse stratégique s’est intéressée aux avantages concurrentiels associés la localisation géographique (Porter, 1990). Enfin l’émergence d’un secteur de services de proximité interpelle les politiques publiques sur la renforcement de marchés situés dans des espaces étroits comme contre modèle à la globalisation.

Proximités intra-organisationnelles

La plus ou moins grande proximité entre des acteurs au sein d’une organisation ou d’une entité organisationnelle, renvoie aussi à la question classique de la coordination et donc de la structure de l’organisation. Si la proximité permet la supervision directe des activités, plus la distance grandit, plus les outils de gestion permettront de médiatiser les relations entre acteurs, ou avec les objets manipulés par les acteurs. Ce processus de rationalisation par les outils de gestion implique une diminution de la complexité communicationnelle réduite à quelques dimensions symboliques (essentiellement chiffrées) et normalisées (reporting, tableaux d’évaluation, normes etc.).
Parallèlement, la mise à distance entre managers et managés produit une complexification de la coordination organisationnelle comme les recherches l’ont montré dès les années 1960. L’école d’Aston (Pugh et al., 1968) a mis en évidence l’effet de taille et de distance interindividuelles comme vecteur d’analyse fondamental des différentes catégories d’organisations (Kalika, 1988). Leibenstein (1987) a introduit cette dimension spatiale dans son analyse des X-efficiences et des conventions d’effort caractérisant les organisations en montrant qu’une partie de la valeur créée dans l’entreprise est due aux ajustements interindividuels permis par leur proximité. La typologie des configurations organisationnelles proposée par Mintzberg (1982) fait un lien entre les formes contingentes du voisinage organisationnel et la manière dont l’entreprise structure la proximité plus ou moins fort entre ses membres pour assurer soit des formes d’auto-ajustement (pour l’adhocratie) soit une de supervision hiérarchique palliant l’absence de contacts directs entre décideurs et exécutants (pour la bureaucratie mécaniste).
 Le champ des PME est particulièrement approprié pour étudier ces effets. On aurait tort de le confiner dans une dialectique du petit (la PME) et du grand (la multinationale), alors que ses travaux éclairent toutes les entreprises sur les effets positifs et négatifs de la distance entre les acteurs dans les organisations. C’est la dynamique de croissance des organisations vue comme dilatation de leurs relations intra-organisationnelles qui est ainsi mise en lumière (voir Marchesnay, 1993 ; Torrès, 1998). La recherche a aussi tenté de comprendre les nouvelles formes de management qu’induit l’affaiblissement de la proximité entre manager et managé, due à la taille des entreprises.

L’intérêt pour réinvestir un management de la proximité est symptomatique de la nécessité de tenir compte de cette dimension au fur et à mesure que l’entreprise dilate les distances à la fois géographiquement, du fait de la globalisation, et technologiquement, du fait de l’usage de technologies informatiques de virtualisation des relations physiques. Le commerce à distance, le télétravail ou la globalisation des marchés nécessitent de réinvestir la relation directe avec le client, l’employé ou le marché local avec lequel se réalisent concrètement le travail et l’échange. C’est pourquoi la manière dont la proximité physique est gérée est réintroduite comme un élément de performance des entreprises (Monge, Rothman, et Eisenberg,  1985 ; Dampérat, 2006). Il existe désormais de nombreux travaux cherchant à analyser la performance du travail distribué entre des acteurs dans des espaces différents, soit selon la distribution de la chaîne logistique dans l’espace (Colin, 2005), soit  selon la proximité ou la distance qu’ils entretiennent dans un même cadre de travail (pour des synthèses Michinov, 2008 ; Hinds et Kiesler, 2002). L’émergence dans les entreprises du terme « manager de proximité » traduit à la fois les problèmes de coordination intra-organisationnelle qui se posent aux entreprises et la nécessité de les atténuer en réintroduisant des relations de proximité courtes entre managers et managés.

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