Les métiers du contrôle, par F-R Puyou

Résumé du livre collectif « Les grands courants en contrôle de gestion » sous la supervision de Claire Dambrin : Le domaine du contrôle de gestion et les recherches qui en rendent compte ont beaucoup évolué : il ne s’agit plus uniquement d’appréhender le contrôle de gestion comme une démarche économique d’optimisation à l’intérieur des entreprises. D’une part la mesure de la performance est partout. La démarche fondamentale du contrôle de gestion, i.e. le pilotage de la performance, se déploie bien au-delà des frontières des organisations. D’autre part, à l’heure du réchauffement climatique, des scandales éthiques ou de la quête vers plus de diversité dans nos collectifs, le caractère multidimensionnel de la performance ne fait plus de doute. L’objet du contrôle de gestion, la performance, s’est donc complexifié. Cet ouvrage de recherche vise à rendre compte de manière réflexive de l’extension du contrôle de gestion dans son périmètre d’intervention et dans ses objets. Nous proposons un état de l’art des courants de recherche qui abordent le contrôle de gestion comme phénomène social, à l’intérieur des organisations et dans la société en général

Le chapitre « Les métiers du contrôle » a été rédigé par François-Régis Puyou et Ludivine Redslob.

L’ouvrage peut être commandé ici, il sera à la vente le 9 novembre 2023.

Developing critical geopolitical awareness in management education

The impact of geopolitics on business activities is an undeniable reality, as reflected in the fact that a growing number of companies consider geopolitical risks as a substantial risk to their cross-border operations. Against this background, this article advocates developing the critical geopolitical awareness of management learners to allow them to better understand the risks and challenges posed by the rapidly changing and highly uncertain external environment. After explaining the specificities of the critical geopolitical approach, we discuss three selected case studies that show how it can be applied to complex crisis situations in which companies can become involved. We then highlight how developing critical geopolitical awareness could be beneficial to management learners as part of an incremental critical learning process. The latter is presented as a three-step process, aiming to: (a) increase knowledge of the international and local context by using the triangular framework of analysis (space-power-representations), which provides a deeper understanding of the external environment and how the strategies of both state- and non-state actors may affect business activities; (b) enrich traditional political risk models with a relational and multiscale approach to geopolitical risk; and (c) reconsider the role of corporate leaders and companies as (geo)political actors.

Un article co-écrit par Nathalie Belhoste et Anna Dimitrova pour Management Learning, accessible ici.

Technological innovation and the co-production of accounting services in small accounting firms

Résumé :

Increasingly, emerging information technologies such as shared software and continuous accounting are offering alternative ways to perform accounting tasks in a supposedly more efficient fashion. Yet, few studies have investigated how they affect the provision of accounting services, especially in the context of small accounting firms, which provide legal and tax services to entrepreneurs and businesses. Drawing on the service perspective, the paper critically examines how technological innovation challenges and reconfigures the co-production of accounting services in these firms.

Un article co-écrit par Grégory Jemine, François-Régis Puyou et Florence Bouvet pour le Accounting, Auditing & Accountability Journal, accessible ici.

The diffusion of management fashions as software in an intermediated market: The case of continuous accounting

Résumé :

Increasingly, management techniques and trends in accounting are incorporated into software. Continuous accounting, understood as the automated processing of firms’ accounting records to deliver real-time financial information, can be seen as a contemporary illustration of a shared belief that newly developed software stand at the forefront of progress in accounting. While such technologies are usually pictured as promising, the dynamics underlying their diffusion among accounting firms have drawn limited scholarly interest so far. Consequently, this paper sets out to explore how management fashions diffuse when they are embedded into software from the outset and sold on intermediated markets where resellers shape the interactions between fashion setters and fashion users. While extant literature on management fashions has mostly investigated cases where innovators actively promote new management concepts and ideas towards fashion users, the paper unveils the crucial role played by market intermediaries in the selection, processing, and dissemination of innovations sold as software. A revised framework of management fashion setting in intermediated markets is developed, which simultaneously contributes to the literature on management accounting innovations embedded into software and to the management fashion theory by highlighting how market intermediaries strive to maintain control over the diffusion of innovations.

 

Un article co-écrit par Grégory Jemine, François-Régis Puyou et Christophe Dubois pour Management Accounting Research, accessible ici.

La subsidiarité, retour vers le futur

Contrairement à la délégation de pouvoir aux niveaux hiérarchiques inférieurs, l’organisation subsidiaire du travail invite chacun à retrouver l’énergie et la responsabilité du pouvoir d’agir au bon niveau d’efficience.

Retrouvez l’intégralité de ce sixième épisode de la série d’articles de Pierre-Yves Gomez sur la sociétalisation des entreprises en cliquant sur ce lien.

Un regard économique : la doctrine sociale et les systèmes économiques

La Doctrine sociale de l’Église a souvent été accusée de ne pas porter un regard suffisamment structuré sur les systèmes économiques. Replacé dans son contexte par une lecture économique, ce jugement mériterait d’être nuancé. La capacité de la Doctrine sociale à analyser la réalité économique pourrait ainsi être reconsidérée et le rôle interdisciplinaire qu’elle est susceptible de jouer réévalué.

Un article co-écrit par Pierre-Yves Gomez et Jacques-Benoît Rauscher pour la Revue d’éthique et de théologie morale, accessible ici.

« Le possible retour des communautés de travail », quatrième épisode des réflexions de Pierre-Yves Gomez sur la sociétalisation

« Le possible retour des communautés de travail », quatrième épisode des réflexions de Pierre-Yves Gomez sur la sociétalisation (une première version de cet article a été publiée dans l’édition du Monde du 7 février 2023)

Pendant trois décennies, l’orientation des entreprises sur leurs résultats financiers a promu l’individualisation des performances et fragilisé la plupart des collectifs de travail dans les organisations. Après l’hégémonie de l’évaluation financière, quel sera l’effet de la « sociétalisation » en cours depuis le début des années 2010, qui permet aux revendications écologiques, sociales ou politiques énoncées au nom de la « société », de pouvoir orienter l’activité des organisations et de leur réclamer des comptes ?

L’entreprise association d’individus travaillant ensemble

La distinction classique du sociologue allemand Ferdinand Tönnies (Communauté et société, 1887) entre les notions d’association et de communauté peut aider à formuler des hypothèses.

L’association suppose qu’un groupe (une équipe, un club ou un parti) est constitué en vue d’un projet partagé par l’adhésion volontaire d’individus qui le rejoignent ou le quittent librement. De ce point de vue, les collaborateurs d’une entreprise-association entretiennent avec elle des relations purement contractuelles. Ils peuvent les rompre à leur gré car leurs compétences personnelles et leurs capacités à faire du « bon travail » ne sont pas liées à une entreprise particulière mais susceptibles d’être redéployées ailleurs.

La division du travail dans une entreprise-association est donc conçue en activités et en tâches séquencées et indépendantes des personnes, elles, qui s’inscrivent ou se désinscrivent dans le travail collectif, selon leur intérêt. Telle est la représentation de l’entreprise « moderne », fluide et interchangeable du point de vue du collaborateur, et qui fut exacerbée par la financiarisation.

L’entreprise communauté de travail 

A l’opposé, la communauté est un groupe lié par des relations sociales stables qui déterminent l’identité de ses membres du fait même qu’ils en font partie ; ainsi on ne choisit pas d’adhérer à une communauté familiale, clanique ou ethnique, on est caractérisé par le fait de lui appartenir.

L’entreprise vue comme une communauté suppose donc qu’il existe une culture, une histoire partagée et une solidarité entre les collaborateurs telles que l’identité du travailleur est nourrie par le « collectif de travail ». Celui-ci constitue pour lui une ressource essentielle pour définir sa place, ses savoir-faire ou pour déployer son chemin d’apprentissage personnel dans la durée. Dans l’entreprise-communauté, la division du travail se voit comme une hiérarchie de compétences interconnectées (l’apprenti débutant, le compagnon expérimenté, le maître confirmé) et elle nécessite des investissements de long-terme pour acquérir les exigences communes du « travail bien fait » propre à la communauté.

L’effort politique de la modernité a promu l’émancipation de l’individu à l’égard des contraintes sociales qui pourraient entraver sa liberté de choix. Aussi a-t-il déconsidéré toutes formes de communautés au motif qu’elles enferment et réduisent les capacités d’autodétermination individuelles, à l’inverse des associations supposées assurer des relations contractuelles choisies donc flexibles. L’évolution de l’entreprise n’a pas échappé à cette dynamique et la financiarisation l’a même accélérée en exacerbant la dimension individuelle d’un travail de plus en plus régi par des procédures collectives.

Contexte de la sociétalisation et exigence de durabilité

Il ne faut certes pas abuser de l’opposition entre association et communauté, car même dans les entreprises-associations, il reste des réflexes communautaires indispensables pour créer de la cohésion et du sens au travail (voir l’ouvrage coordonné par F. Palpacuer, L Taskin et P.-Y Gomez, L’entreprise comme communauté, 2022). L’opposition des deux idéaux-types reste néanmoins très utile pour repérer les futures tendances concernant les organisations.

Au premier regard, la « sociétalisation » accentue encore la banalisation des entreprises sommées de se conformer aux injonctions écologiques ou politiques de la société par des discours et des engagements de « développement durable ». Elles répondent par de nouvelles normes et de nouvelles prescriptions sur le travail intégrant des dimensions environnementales ou sociétales. Par construction, ces normes sont standardisées et uniformes au point de créer le sentiment, tant chez le client que chez le collaborateur, que les politiques se ressemblent, se valent et, finalement, sont interchangeables -donc sans valeur intrinsèque.

Mais un regard stratégique invite à voir plus loin. Face aux multiples revendications émanant d’une société incertaine, volatile et inquiète de son avenir, l’avantage concurrentiel d’une entreprise portera de plus en plus sur la manière originale de revendiquer un impact positif clair sur son écosystème. La production de cet impact deviendra le moteur de sa création de valeur économique et de sa différenciation.

Or, obtenir et conserver un tel avantage suppose un engagement durable des collaborateurs, détenteurs des compétences, mais aussi de l’énergie et des convictions pour « faire la différence ». A rebours d’une logique de pure association de compétences, participer à un développement « durable » implique des communautés de travail elles-mêmes suffisamment stables et solidaires pour déployer, dans le temps, un savoir-faire né du « travail-ensemble », d’un partage d’aspirations et de confiance, et qui devient, de ce fait, unique en matière d’impact.

Les exigences foisonnantes dues à la sociétalisation pourraient ainsi trouver des réponses à la fois crédibles et rassurantes dans un retour des entreprises-communautés.

« Sommes-nous à l’aube de l’ère de la post-croissance ? » par Thomas Gauthier

“Si j’aurais su j’aurais pas crû”… Ou comment le rapport au Club de Rome, The limits to growth, est resté – littéralement – lettre morte

Sommes-nous à l’aube de l’ère de la post-croissance ?

Peut-être pas, si l’on se remémore comment le rapport au Club de Rome, The limits to growth, est resté – littéralement – lettre morte après sa publication en 1972.

Au sortir d’un été caniculaire, Emmanuel Macron a surpris en évoquant gravement en ouverture de la séance du Conseil des ministres le 24 août dernier “la fin de l’abondance, de l’insouciance et des évidences”.

Fin janvier, à Davos, petite station alpine du canton des Grisons, en Suisse, c’est la fin de la mondialisation qui s’est imposée, à son tour, comme le thème de la réunion annuelle du Forum économique mondial, où se rencontrent les décideurs, publics et privés, venus du monde entier.

Est-ce à dire que nous nous apprêtons à basculer dans l’ère de la post-croissance ?

Retrouvez l’article complet de Thomas Gauthier, professeur à emlyon business school et membre de l’IFGE, sur ce lien.

L’économie au risque du réalisme – entretien avec Pierre-Yves Gomez

Résumé :

Alors que l’économie tient une place centrale dans nos représentations du « vivre ensemble », comment comprendre l’invisibilisation inexorable du travail réel, pourtant au cœur de l’économie matérielle ? Articulant un humanisme « réaliste » avec une rare rigueur analytique et un sens aigu de la narration, Pierre-Yves Gomez, économiste en quête d’interdisciplinarité et grand spécialiste du travail et de l’entreprise, nous aide dans cet entretien à décrypter les récits anthropologiques qui circulent aujourd’hui sur l’économie (de l’utilitarisme néolibéral au transhumanisme). Il nous livre quelques-uns des points d’ancrages de sa vaste réflexion économique : 1) son approche « évolutionniste » dans l’analyse historique des faits socioéconomiques ; 2) les sources et modèles qui ont contribué à la formation de son regard interdisciplinaire ; 3) un sens de la complexité du monde capable d’embrasser les interactions entre croyances, culture(s) et infrastructures économiques ; 4) le souci, enfin, de promouvoir une nouveau regard sur l’économie à partir de l’apport d’autres démarches intellectuelles : de la philosophie à la littérature. Un beau programme pour une belle rencontre.

Un entretien avec Pierre-Yves Gomez dans la revue Confluence, accessible ici.

Cascade des futurs possibles : vers une construction de scénarios éclairants pour l’avenir d’Airbnb en Suisse

Résumé : La cascade des futurs possibles (Glenn, 1994) a une contribution majeure dans le domaine de la prospective stratégique (Durance, 2014). Le cas Airbnb au travers d’une étude qualitative permet d’en rendre compte. Dans une optique de responsabilité sociale partagée, les parties prenantes contribuent à l’élaboration d’une vision scénarisée de l’avenir. Cinq scénarios sont alors proposés.

Un article co-écrit par Sylvaine Mercuri Chapuis et Thomas Gauthier pour Management & Avenir, accessible ici.

« Heureux par qui le scandale arrive », troisième épisode des réflexions de Pierre-Yves Gomez sur la sociétalisation

Le statut de victime a acquis une grande aura dans l’opinion des sociétés occidentales. Il donne aux personnes qui prennent la parole en tant que victimes, un puissant moyen de pression sur la gouvernance des institutions. Loin d’être purement moral, le phénomène est un produit de la « sociétalisation », cette nouvelle manière de réguler les conduites en les soumettant aux injonctions de la société civile.

Quand l’indignation privée devient un problème public

Le mouvement #metoo, dont on vient de célébrer les cinquième anniversaire, est un bon exemple du mécanisme. Considérés longtemps comme une expression « normale » de la différence de statut symbolique et pratique entre les hommes et les femmes, les comportements sexistes ont été dénoncés comme des manifestations abusives de la violence masculine. Une telle reformulation a été permise par ce que le philosophe John Dewey a appelé la publicisation du problème (Le public et ses problèmes, 1927), c’est-à-dire par la prise de conscience par des femmes que les actes machistes dont elles étaient victimes dépassaient leurs vécus personnels et concernaient toute la société. Ils banalisent en effet des rapports de domination qui structurent le vivre ensemble d’une manière intolérable.

En utilisant les réseaux sociaux, ces femmes naguère isolées ont permis l’émergence d’une conscience publique sur le sujet, construite par l’accumulation de témoignages individuels montés en généralisation sociale.

Depuis une décennie et dans la même veine que #metoo, des groupes de parole ont « publicisé » de nombreux sujets : harcèlements physiques et moraux, abus d’autorité, manipulations psychologiques, violences sexuelles ou conjugales, mépris des minorités et discriminations de toutes formes manifestées par les gestes ou les paroles. Selon une démarche comparable, des actes individuels sont rendus publics pour dénoncer le système institutionnel qui les invisibilise. La prise de parole à partir de cas privés n’a pas vocation de « rompre le silence », comme on le dit souvent, mais au contraire, de mettre des mots communs sur des comportements qui étaient jusqu’alors inexprimés, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas pris en considération.

La publicisation est finalement le résultat, souvent involontaire, d’indignations qui se communiquent par un triple mécanisme dû aux interconnections par les réseaux sociaux : 1) une possible diffusion « virale » des informations ; 2) le partage d’expériences personnelles permettant une communication émouvante qui facilite la compréhension et l’empathie ; 3) l’effet d’auto-renforcement des jugements de valeur dès lors qu’ils semblent être massivement partagés.

Ainsi s’impose un problème « public » au sens de Dewey, mais moins au terme d’une délibération raisonnable comme l’imaginait le philosophe américain, que comme un mouvement social auto-réalisé.

Nouvelle autorité de la victime

Fait politique nouveau, la publicisation renverse la logique classique mise en évidence notamment par René Girard (La violence et le sacré, 1972), selon laquelle la victime est l’objet d’un scandale et le bouc émissaire passif d’un sacrifice public qui relève du sacré. Au contraire, la publicisation démocratise en quelque sorte le statut de victime qui devient non l’objet mais le révélateur du scandale ce qui lui procure une compétence exceptionnelle pour pouvoir énoncer publiquement une parole d’autorité dans la société.

Remettre en cause le caractère essentiel de cette autorité, c’est s’exposer au soupçon de mépriser la victime elle-même en tant que personne souffrante et donc d’être du côté du bourreau. D’où l’efficacité politique des revendications victimaires, leur multiplication et l’extension toujours plus large du périmètre des victimes, incluant désormais pêle-mêle, celles du réchauffement climatique, les animaux menacés par la chute de la biodiversité, les forêts ou la Terre elle-même, victime ultime de l’activité humaine.

Choc en retour sur la gouvernance des organisations

La publicisation victimaire est une des dimensions de la sociétalisation du monde contemporain, c’est-à-dire l’irruption de « la société » (quel que soit le contenu de ce terme) comme un acteur politique légitime et déterminant, ce que nombre de gouvernants n’ont pas encore saisi. On voit pourtant, depuis une décennie, qu’elle fait exploser les cadres de l’exercice du pouvoir dans toutes les organisations qu’elles soient politiques, religieuses, associatives, culturelles, et bien sûr économiques.

Face au statut que procure la position de victime, la hiérarchie, la compétence technique ou la tradition perdent leur légitimité à détenir l’autorité a priori. La confiance de la « société » ne se bâtit qu’en montrant a posteriori que l’on a tenu compte des injonctions publiques émanant des victimes réelles ou éventuelles de ses activités et auxquelles on a veillé à conformer ses conduites de manière convaincante (bien que toujours critiquable).

Mais l’hétérogénéité d’injonctions publiques parfois contradictoires, de plus en plus nombreuses et floues, rend le climat trop instable pour assurer, à terme, la soutenabilité des stratégies et des gouvernances. Dans le monde hyper-publicisé de la « sociétalisation », il faudra nécessairement qu’émergent, dans les organisations, des principes d’arbitrage et de choix pour répondre aux multiples indignations possibles.

En d’autres termes, il fera partie des principes de gouvernance de toute organisation de définir préventivement sa raison d’être, l’impact attendu de son activité sur ses membres et sur son écosystème ainsi que le contenu, les modalités d’évaluation et le périmètre de ses responsabilités en cas de dérive ou d’abus dans son fonctionnement. L’intégration de parties prenantes dans la gouvernance devra d’autant plus être élargi que l’impact de l’activité de l’organisation sera lui-même reconnu comme large. C’est là une condition pour que la « sociétalisation » ne se confonde pas avec une explosion d’injonctions désordonnées de la société civile, mais débouche sur une responsabilisation plus raisonnable et délibérative des parties prenantes dans la réalisation d’un bien commun dont l’organisation serait garante. J’y reviendrai dans une prochaine chronique.

Faute de quoi, la publicisation victimaire continuera de dégager d’innombrables nouveaux sujets d’indignation publique et, en réaction, les décideurs se prémuniront d’un scandale et d’un discrédit moral toujours menaçants par un conformisme craintif.

Homo strategicus, capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables

Lien vers l’article.

Le lecteur familier des travaux d’Alain-Charles Martinet ne sera pas surpris et encore moins déçu par la lecture de son dernier ouvrage tant il réaffirme une pensée forte et percutante pour saisir à la fois la dynamique du champ de la stratégie et sa pratique par et dans les entreprises. Celui ou celle qui ne connaitrait pas l’œuvre d’A-C Martinet découvrira un chercheur d’une grande érudition dont la pensée raffinée porte un diagnostic particulièrement lucide sur l’état du monde, des entreprises et la nécessité de (re)développer une pensée stratégique. HOMO STRATEGICUS, capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables retrace l’effacement progressif et le déclin d’une discipline – la stratégie – et décrit de manière imbriquée comment cet effacement pénalise le pilotage des entreprises. Il offre également des clés pour comprendre les racines de cet effacement et les moyens d’y remédier. Le lecteur qui s’attend à une synthèse des travaux d’A-C Martinet sera bel et bien déçu car il aura entre ses mains un véritable livre de combat pour repenser la pensée et la pratique de la stratégie dans le contexte de l’Anthropocène où notre capacité collective à concevoir des mondes habitables est en jeu.

Extinction ou extension du domaine de la stratégie ?

La première partie de l’ouvrage revient sur la trajectoire et l’effacement progressif du champ disciplinaire de la stratégie que l’auteur résume de la manière suivante : « 110 ans d’enseignement, 60 ans de recherche dont 30 ans de marche triomphale suivis de 30 ans de reflux progressif » (Martinet, 2022, p. 24).

A-C Martinet revient plus spécifiquement sur les évènements clés qui ont contribué à configurer le champ de la stratégie (création d’un cours de Business Policy à Harvard, colloque de Pittsburg, création de la Strategic Management Society…) ainsi que les concepts et auteurs incontournables qui ont marqué les grandes étapes de la pensée stratégique durant les cinquante dernières années (Andrews, Ansoff, Porter, Schendel, Mintzberg, Hamel, Prahalad, Miller…). Pour qui s’intéresse à la stratégie d’entreprise, ces éléments historiographiques constituent des points de repère particulièrement intéressants.

Cette trajectoire est pour l’auteur celle d’un grand rétrécissement qui a conduit à faire de la stratégie une discipline « hors du temps et hors sol » (p.29). Ses objets d’études sont bien souvent réduits aux activités du groupe des dirigeants (la fameuse C-suit) qui sont réputés agents des actionnaires et irrésistiblement engagés dans des projets de création de valeur économique et financière. L’entreprise qui est le réceptacle de cette vision simplifiée de la stratégie est quant à elle pensée comme un simple outil de production dont il faut s’assurer d’un positionnement avantageux voire dominant sur les marchés. Et notre auteur d’ajouter plus loin dans son texte que « les sciences de gestion, et la stratégie au premier chef, ne peuvent prétendre assumer leur raison d’être scientifique et contribuer à l’amélioration de la vie des hommes en persévérant dans l’épistémologie positiviste sacralisée par le programme de Pittsburg en 1978, voie alors commode pour une discipline ancillaire désireuse de faire science, mais qui a tourné au scientisme et à l’insignifiance de trop nombreux travaux qui ne sont plus à la hauteur des problèmes de l’humanité » (Martinet, 2022, p. 180).

En opposition à cette pensée rétractée, A-C Martinet revient et reprécise les objets qui devraient naturellement relever du domaine de la stratégie : la construction d’une vision cohérente de ce qu’est et de ce que fait l’entreprise, l’appréhension de l’historicité et de la matérialité de l’entreprise que l’on ne peut en aucun cas réduire à une firme anonyme enchâssée dans des marchés, l’intégration des données de marché et de société dans le projet stratégique, l’intégration de la diversité et de la conflictualité du corps social qui constitue et fait vivre l’entreprise, la construction des compromis et l’expression des conflits entre les différents acteurs concernés et impactés par le projet économique et la stratégie poursuivie.

L’auteur apporte une nuance à ce constat d’effacement que certains pourraient trouver sévère en soulignant une résurgence des questions qui relèvent du domaine de la stratégie dans certains courants de recherche qui se saisissent d’une partie des objets comme le courant strategy as practice, la théorie néo-institutionnelle ou encore l’open strategy. Il souligne néanmoins le caractère parcellaire et fragmenté de ces perspectives qui « occultent les grands problèmes de politique générale auxquels sont confrontées nombre d’entreprises aujourd’hui, voire même exonèrent implicitement les dirigeants de leurs décisions et donc de leurs responsabilités » (Martinet, 2022, p. 32)

La trajectoire du champ disciplinaire de la stratégie qu’A-C Martinet retrace dans son ouvrage est finalement celle d’un concept ombrelle bien saisie et décrite dans les travaux de Hirsch et Levin en sociologie des sciences (Hirsch & Levin, 1999). Pour ces deux auteurs, un concept ombrelle est un construit théorique caractérisé par une acceptation volontairement large afin de saisir analytiquement et de rendre compte d’un ensemble de pratiques et de phénomènes empiriques hétérogènes. La particularité d’un concept ombrelle est d’être inévitablement traversé par deux champs de force contradictoires. Hirsch et Levin perçoivent d’un côté les défenseurs de l’ouverture et du maintien d’une acceptation large pour saisir et intégrer un maximum de phénomènes et de l’autre les partisans d’une rigueur analytique et méthodologique qui conduit à parcelliser et découper les objets et questions de recherche. Ces forces à l’œuvre produisent un corpus de connaissances qui va suivre une trajectoire scientifique qui peut être analytiquement saisie sur la base d’un cycle de vie découpé en quatre grandes étapes : l’effervescence de l’émergence, le défi de la validité, l’apparition des typologies et des chapelles et enfin l’effondrement du concept.

Sans employer ces termes ni basculer dans une forme de fonctionnalisme théorique, A-C Martinet propose une description érudite de l’histoire du champ de la stratégie et notamment le tournant des années 1980/1990 qui a fait entrer la discipline dans une épistémologie positiviste stricte dont elle ne s’est jamais remise.

Il est toutefois intéressant de noter à l’appui des travaux de Hirsch et Levin que la trajectoire d’un concept ombrelle n’est pas nécessairement l’effondrement et le rétrécissement mais qu’il peut au contraire s’institutionnaliser et poursuivre une dynamique de connaissance sans cesse renouvelée. On constate à cet égard une résurgence importante des questions de stratégie et de politique générale au sein de la théorie des organisations avec notamment la notion de ‘grand challenges’ (George, Howard-Grenville, Joshi, & Tihanyi, 2016; Gümüsay, Marti, Trittin-Ulbrich, & Wickert, 2022) qui interroge les fondements de l’entreprise et interpellent les dirigeants sur leurs capacités à répondre aux défis économiques, sociétaux et environnementaux des temps présents. A la vision pessimiste d’A-C Martinet du déclin du champ de la stratégie durant les 30 dernières années, on peut opposer une transformation et une résurgence contemporaines qui, il nous semble, sont susceptibles de redonner du souffle à la discipline. Ces travaux délaissent le projet de connaissance de simples relations de causalité entre des microphénomènes validés statistiquement pour au contraire s’interroger empiriquement sur des situations complexes, ambiguës, incertaines et qui n’appellent pas des connaissances univoques et définitives (Eisenhardt, Graebner, & Sonenshein, 2016).

Gouvernementalité néolibérale et vide stratégique

Après avoir investigué le grand rétrécissement et le quasi-effondrement du champ disciplinaire de la stratégie, A-C Martinet s’attache dans un deuxième mouvement à décrire le « vide stratégique » (Baumard & Bauer, 2012) qui s’est progressivement installé dans la vie des affaires et la conduite des entreprises. L’auteur revient en particulier sur les transformations institutionnelles (cognitives, normatives et finalement réglementaires) qui ont légitimé « les coups de force conceptuels conjugués d’Alchian et Demsetz en 1972 et de Jensen et Meckling en 1976, rabattant l’entreprise sur la firme puis la gouvernance sur la relation d’agence, attribuant abusivement la propriété de l’entreprise aux actionnaires » (Martinet, 2022, p. 122). A-C Martinet analyse l’émergence puis l’institutionnalisation d’une certaine conception de l’entreprise (réduite à un nœud de contrats) et de sa stratégie (tournée vers la maximisation du profit pour les bénéfices des actionnaire). Il revient en particulier sur deux moments fondateurs qui ont conduit à l’institutionnalisation de ce que l’on pourra nommer à la suite de M. Foucault « une gouvernementalité néolibérale » (Audier, 2015; Foucault, 2004) et qui amène avec elle la généralisation d’un vide stratégique au niveau de la gouvernance des entreprises.

Le premier évènement a lieu en 1936 et il s’agit du fameux colloque Walter Lippmann organisé à Paris (Audier, 2008). Ce colloque, qui visait à insuffler un nouveau dynamisme à la pensée libérale dans le contexte de l’entre-deux-guerres et de la montée des totalitarismes, a conduit à l’émergence de la mouvance néolibérale et à son développement progressif à travers notamment les travaux de F. Von Hayek et Milton Friedman. Si la mouvance néolibérale ne peut se réduire à ces deux auteurs (Commun, 2016), il est certain qu’ils ont contribué à faire émerger une vision de l’économie et de l’entreprise tournée vers des enjeux centrés sur des logiques marchandes et la maximisation du profit pour le bénéfice des actionnaires réputés propriétaires de l’entreprise (Friedman, 2009). A-C Martinet explique comment la bataille d’idées lancée au moment du colloque Walter Lippmann puis reprise inlassablement par la société du Mont Pèlerin et l’école de Chicago a contribué à une vision hégémonique et une conception bien particulière de l’entreprise et des finalités qu’elle poursuit.

Le deuxième point de bascule vers la gouvernementalité néolibérale repéré par A-C Martinet et la loi ERISA de 1974 (Gomez, 2001, 2019). Cette loi américaine a conduit à transformer la gouvernance des entreprises et les rapports que les sociétés occidentales entretiennent avec elles. Cette loi américaine a autorisé et généralisé le placement massif de capitaux dans les entreprises afin de financer des retraites puis une épargne. Elle a conduit à faire des entreprises des actifs financiers dont on doit tirer un maximum de bénéfices afin de financer les retraites et l’épargne (Valiorgue, 2020a). L’entreprise s’est peu à peu muée en support de placements et l’économie toute entière a basculé dans une logique de rente financière. A-C Martinet reprend ici une partie des analyses de Peter Drucker qui est sans doute un des premiers à avoir compris en quoi l’arrivée massive de capitaux pour financer les retraites allait transformer la gouvernance des entreprises et plus généralement le fonctionnement des économies occidentales (Drucker, 2017).

A-C Martinet note que cette gouvernementalité néolibérale a complétement transformé la nature du profit réalisé par les entreprises : « de variable résiduelle constaté ex post, quand bien même il est au principe de la société de capitaux, il s’est vu transformé pratiquement en résultat préempté et lissé ex ante par des directions trop soucieuses du cours de bourse… Autrefois variables d’ajustement, le profit et sa distribution sont devenus ainsi quasi-garantis par certaines directions générales et certains conseils d’administration, l’ajustement se faisant alors obligatoirement par l’endettement, l’investissement industriel, la R&D ; l’emploi et les rémunérations salariales, souvent externalisés par le truchement de la sous-traitance, et la pratique des emplois précaires ou non-salariés. » (Martinet, 2022, pp. 48-49).

La gouvernementalité néolibérale dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés a fait de la quête du profit et du maintien des cours de bourse l’Alpha et l’Omega de la stratégie d’entreprise. La raison d’être des entreprises et les projets stratégiques qu’elles poursuivent ne consistent plus à soigner, nourrir, déplacer, divertir, assurer des risques mais bien à dégager des bénéfices et des dividendes pour financer des retraites. C’est l’ère du vide stratégique fabriquée par une série continue de transformations institutionnelles. A-C Martinet montre comment ce vide stratégique s’est imposé aux dirigeants d’entreprise qui ne parviennent plus à inscrire leurs entreprises dans une véritable trajectoire stratégique pensée et maitrisée.

Les tentatives récentes de certains dirigeants autour de la notion de raison d’être et d’entreprise à mission témoignent d’une tentative d’émancipation de cette gouvernementalité néolibérale et d’une volonté de combler le vide stratégique de ces dernières années (Hatchuel & Segrestin, 2020; Segrestin & Vernac, 2018; Valiorgue, 2020a). La lecture de l’ouvrage d’A-C Martinet nous enseigne qu’il faudra bien plus qu’une bonne volonté et une modification des statuts des entreprises pour renverser la chape de plomb institutionnelle et bifurquer de la dépendance de sentier dans laquelle nous sommes collectivement pris. La gouvernementalité néolibérale a accouché d’une nouvelle ontologie de l’Homme – homo oeconomicus – dont il va falloir se départir non sans mal tant la puissance des outils numériques et des dispositifs marchands contemporains nous enferme dans des cycles de performativité hors de contrôle.

Stratèges et stratégistes à l’heure de l’Anthropocène

Face à cet état du monde, de l’entreprise et du « capitalisme liquide qui désinstitutionnalise la société, abîme et aliène le patrimoine, pille les ressources naturelles, méprise le capital symbolique, interrompt la continuité passé-présent-avenir et, ce faisant, annule le devenir des choses et des hommes » (Martinet, 2022, p. 160), la deuxième partie du livre s’attache à penser un renouveau de la pensée stratégique. A-C Martinet dégage une voie étroite pour la stratégie entre d’une part un méta-capitalisme mâtiné de libéralisme autoritaire qui prendrait le contrôle des institutions démocratiques et imposerait un agenda numérico-financier à toute la société et d’autre part une pensée de l’effondrement qui constitue le dernier avatar d’un projet de sortie du capitalisme et d’abandon de l’économie de marché.

Si l’appel de A-C Martinet à une refondation de la pensée stratégique n’est pas nouveau dans ses travaux (Denis, Martinet, & Payaud, 2011; Martinet, 1997, 2002, 2008a, 2008b, 2012; Martinet & Payaud, 2007, 2008; Martinet & Reynaud, 2015), force est de constater que le contexte s’est considérablement durci. Et notre auteur de nous inviter à penser la stratégie comme « une évolution guidée associée à une gouvernance partenariale qui ont un rôle éminent à jouer en construisant des déplacements progressifs, à l’intérieur même du système productif, en ne se satisfaisant ni du business as usual et de la destruction créatrice aveugle, ni d’un illusoire Grand soir qui remplacerait soudainement le capitalisme et l’économie de marché par un système alternatif dont on ne perçoit aucun linéament à ce jour » (Martinet, 2022, p. 161).

La pensée stratégique d’A-C Martinet à l’heure de l’Anthropocène passe par une articulation pleinement assumée et revendiquée de « visée éthique et politique » qui amène à s’interroger sur « les choses qu’il faut faire » et à abandonner une rationalité procédurale stérilisante qui nous renvoie sans cesse à « faire les choses comme il faut » (Martinet, 2022, p. 169).

Les questions de santé, d’éducation, de culture, d’habitat, de loisirs, de mobilités, de climat, d’énergie doivent se retrouver au cœur de l’agenda stratégique des entreprises afin d’alimenter de nouveaux imaginaires et de bâtir de véritables stratégies industrielles. Ces stratégies doivent délibérément prendre leur distance par rapport au « brutalisme » contemporain défini par A-C Martinet comme « le projet du devenir-objet de l’humanité et son pendant, le devenir-humain des machines et des objets, le nouvel animisme qu’est la raison algorithmique, le culte des objets électroniques et, de façon plus quotidienne, les processus de démolition, d’extraction, de dégradation, de dévastation, de production de déchets, d’éviction des hommes, d’évacuation du vivant, de la nature fabriquée et de l’être fabricable en passe de devenir le dernier homme de Camus » (Martinet, 2022, p. 171).

Dans cette refonde de la pensée stratégique, A-C Martinet propose de « faire atterrir » la stratégie et de repenser la question d’environnement et du territoire. Face au galvaudage de ces deux termes, il suggère de passer à la notion de milieu afin de saisir les spécificités géologiques, géographiques et culturelles des espaces-lieux qu’habitent et surtout abiment les entreprises du fait des logiques extractives et productivistes qu’elles imposent aux humains et non-humains. On est à cet égard surpris de ne pas voir apparaitre la notion de biorégion (Sale & Rollot, 2020), qui articule déjà ces enjeux et constitue un gain conceptuel significatif pour penser l’encastrement de la stratégie dans le vivant et la situer de facto dans un « paradigme bio-socio-économique » (p. 176).

Mettre la stratégie à l’échelle des Hommes, du vivant et des bio-régions impose un projet de connaissance et d’action qui ne souffre d’aucune ambiguïté pour A-C Martinet : concevoir des mondes habitables.

Le projet scientifique de la stratégie et plus généralement des sciences de gestion doit être tourné vers cet objectif et nourrir les enquêtes empiriques et les modélisations conceptuelles. Face à l’immonde, l’inacceptable et l’inhabitable, la stratégie doit se faire « science de la conception des actions collectives organisables et organisantes » (p. 181). Le projet scientifique de la stratégie implique « des connaissances pour agir dans des situations qui font problème, imaginer des mondes habitables, grâce à l’enquête scientifique empirique et conceptuelle, débouchant sur des modélisations et des propositions heuristiques, des frameworks, configurations, taxonomies, heuristiques, qui ne cherchent pas à dire vrai mais à rendre intelligibles et à structurer les situations sous examen, fournir des indications vectorielles pour stimuler la conception des voies et moyens de leur transformation, formuler les virtualités, ouvrir le champ des possibles » (Martinet, 2022, p. 189).

Du management stratégique au management politique ?

Le texte que nous livre Alain-Charles Martinet pourrait être perçu par un lecteur paresseux et pressé comme le témoignage d’un chercheur de haute voilée qui a traversé plusieurs phases du cycle de vie du domaine de la stratégie et en particulier le passage de l’effervescence des premiers temps à un rapide déclin enclenché par une « police de la validé scientifique » (Hirsch & Levin, 1999). Police de la validité scientifique qui a poussé le champ de la stratégie à multiplier les sous-questions de recherche pour asseoir une forme de légitimité scientifique positiviste l’on sait désormais historiquement datée. Mais cet ouvrage est bien plus qu’un simple témoignage pour le lecteur patient et curieux. Il est susceptible de réarmer conceptuellement toute une nouvelle génération de chercheurs qui jugent l’état du monde et des entreprises inacceptables et qui se sentent dans l’obligation d’agir et de pleinement remplir leur vocation d’enseignants et de chercheurs. L’ouvrage d’Alain-Charles Martinet revitalise le domaine de la stratégie et il nous invite plus fondamentalement à intégrer une dimension éthique et politique dans la pensée stratégique. Certains verront même dans cet ouvrage un point d’appui pour réaliser un glissement du management stratégique au management politique afin de repositionner la discipline et de l’adapter au contexte politique et environnemental si particulier de l’Anthropocène (Valiorgue, 2020b).

Bibliographie   

Audier, S. (2008). Le colloque Lippmann, aux origines du néo-libéralisme. Lormont: Le Bord de l’Eau.

Audier, S. (2015). Penser le «néolibéralisme». Le moment néolibéral, Foucault, et la crise du socialisme. Lormont: Le Bord de l’Eau

Baumard, P., & Bauer, A. (2012). Le vide stratégique. Paris: Cnrs.

Commun, P. (2016). Les ordolibéraux: histoire d’un libéralisme à l’allemande. Paris: Les belles lettres.

Denis, J.-P., Martinet, A.-C., & Payaud, M. A. (2011). Gouvernance et stratégies des groupes : régénérer la politique générale d’entreprise. Paris: Lavoisier.

Drucker, P. (2017). The pension fund revolution. New-York: Routledge.

Eisenhardt, K., Graebner, M. E., & Sonenshein, S. (2016). Grand challenges and inductive methods: Rigor without rigor mortis. Academy of Management Journal, 59(4), 1113-1123.

Foucault, M. (2004). La naissance de la biopolitique cours au colláege de france, 1978-1979. Paris: Seuil.

Friedman, M. (2009). Capitalism and freedom. Chicago: University of Chicago press.

George, G., Howard-Grenville, J., Joshi, A., & Tihanyi, L. (2016). Understanding and tackling societal grand challenges through management research. Academy of Management Journal, 59(6), 1880-1895.

Gomez, P.-Y. (2001). La République des Actionnaires: le gouvernement des entreprises, entre démocratie et démagogie. Paris: Syros.

Gomez, P.-Y. (2019). L’esprit malin du capitalisme. Paris: Desclée de Brouwer.

Gümüsay, A. A., Marti, E., Trittin-Ulbrich, H., & Wickert, C. (2022). Organizing for Societal Grand Challenges. New-York: Emerald.

Hatchuel, A., & Segrestin, B. (2020). De l’entreprise moderne à l’entreprise à mission : les métamorphoses de l’objet social. Entreprise & Société, 1(5), 47-61.

Hirsch, P. M., & Levin, D. Z. (1999). Umbrella advocates versus validity police: A life-cycle model. Organization Science, 10(2), 199-212.

Martinet, A. C. (1997). Pensée stratégique et rationalités : un examen épistémologique. Management International, 2(1), 67.

Martinet, A. C. (2002). L’actionnaire comme porteur d’une vision stratégique. Revue française de gestion, 141(5), 57-76.

Martinet, A. C. (2008a). 50 ans de recherche en stratégie: normalisation ou pluralisme épistémologique? Finance Contrôle Stratégie, 11, 39-66.

Martinet, A. C. (2008b). Gouvernance et management stratégique ; une nouvelle science morale et politique. Revue française de gestion, 183(3), 95-110.

Martinet, A. C. (2012). Management et sociétés: mutations et ruptures. Paris: Vuibert.

Martinet, A. C. (2022). Homo Strategicus: Capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables. Caen: Éditions EMS.

Martinet, A. C., & Payaud, M. (2007). Frénésie, monotonie et atonie dans les organisations liquéfiées: régénérer les formes et rythmes de la politique d’entreprise. Management International, 11(3), 1- 16.

Martinet, A. C., & Payaud, M. (2008). Le développement durable, vecteur et produit d’une régénération de la gouvernance et du management stratégique: Un cadre théorique intégrateur. Management International, 12(2), 13.

Martinet, A. C., & Reynaud, E. (2015). Shareholders, stakeholders et stratégie. Revue française de gestion, 253(8), 297-317.

Sale, K., & Rollot, M. (2020). L’art d’habiter la Terre : la vision biorégionale. Marseille: Éditions Wildproject.

Segrestin, B., & Vernac, S. (2018). Gouvernement, participation et mission de l’entreprise. Paris: Hermann.

Valiorgue, B. (2020a). La raison d’être de l’entreprise. Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal.

Valiorgue, B. (2020b). Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène. Lormont: Le Bord de l’Eau.

 

Pour citer cette publication : Valiorgue, B. (2022). Homo strategicus, capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables: De Alain Charles Martinet. Éditions EMS, coll. « Les grands auteurs francophones », avril 2022, 226 pagesRevue française de gestion, 306, 139-146.

 

L’entreprise comme communauté

Description de l’ouvrage :

Qu’est-ce que l’entreprise, sinon une communauté ? Au moment où on constate un individualisme exacerbé, une financiarisation du management et une mise à distance croissante du travail, cet ouvrage fait le choix de considérer l’entreprise comme une communauté humaine. Une communauté revendiquée par des travailleurs menacés d’être toujours plus isolés des autres (collègues, clients, managers…), parce qu’elle donne du sens au travail collectif. Une communauté mise en cause par certaines formes d’organisation du travail et de management qui délitent les collectifs mais qui reste désirable parce qu’on y trouve les ressorts pour une résistance et pour l’affirmation d’une humanité indispensable à la conduite durable des entreprises.
Ouvrant un programme de recherche et alimenté d’études de cas menées au sein d’organisations de secteurs et de tailles différents, cet ouvrage collectif montre qu’il existe des aspirations communautaires dans toute organisation, que celles-ci sont vulnérables à certains modes de gestion et d’organisation, et qu’il est de la responsabilité des directions d’entreprises et au-delà, de l’ensemble des décideurs politiques et institutionnels qui influent sur leur gouvernance, de promouvoir la dynamique commnautaire des organisations. Il démontre aussi l’utilité d’étudier la communauté en sciences de gestion et invite praticiens et chercheurs à réinvestir cette dimension. Un appel argumenté, sans concession, profondément humaniste

Digital Health: Foresight for French-speaking Switzerland

Résumé de l’ouvrage collectif « The Digital Era 3 – Customs and Practices »: For 200 years, industry mastered iron, fire, strength and energy. Today, electronics shape our everyday objects, integrating chips everywhere: computers, phones, keys, games, household appliances, etc. Data, software and calculation frame the conduct of men and the administration of things. Everything is translated into data: the figure is king.

Le chapitre « Digital Health: Foresight for French-speaking Switzerland » a été rédigé par Thomas Gauthier et Sylvaine Mercuri Chapuis.

Le livre peut être commandé ici.

L’esprit malin du capitalisme en édition poche

Résumé de l’éditeur :

Depuis les années 1980, la spéculation a envahi la sphère financière, puis l’économie réelle et enfin la société tout entière. Elle a bouleversé le travail, la consommation, les entreprises, les mentalités, mais aussi notre vie quotidienne et notre manière de nous situer dans une société à la fois fébrile et fataliste. Bien que les dettes financières, sociales et environnementales se soient creusées de manière vertigineuse, l’esprit de ce nouveau capitalisme a affirmé que notre avenir sera si riche que nous n’avons pas à nous en soucier : elles seront effacées par les performances technologiques que nous promet l’avenir. Rebondissant après chaque crise depuis un demi-siècle, le capitalisme spéculatif a pris la forme de la financiarisation, puis de la digitalisation. La crise de la Covid-19 prépare-t-elle une nouvelle mue ou marque-t-elle un coup d’arrêt à son expansion insouciante ?
Voici l’édition revue et augmentée d’un ouvrage qui se lit comme le roman de l’économie contemporaine raconté par un des meilleurs spécialistes du lien entre les entreprises et la société.

La version poche de L’Esprit malin du capitalisme est disponible, vous pouvez commander le livre ici.

La raison d’être de l’entreprise

Au coeur de notre quotidien, l’entreprise est à l’origine de nombreux déséquilibres sociaux et environnementaux interrogeant sa contribution à la vie de la Cité. Comment l’entreprise doit-elle fonctionner ? Cet ouvrage fait le point sur les origines du malaise qui ont conduit le législateur à revoir en profondeur la raison d’être de l’entreprise par des modifications du Code civil et du droit des sociétés. Il évalue aussi les défis pratiques posés par ces évolutions juridiques pour dessiner en creux une nouvelle entreprise au service du progrès social et environnemental.

Éditeur ‏ : ‎ Presses Universitaires Blaise-Pascal

Refonder l’agriculture à l’heure de l’anthropocène

L’ambition de cet ouvrage écrit par Bertrand Valiorgue est de revenir sur l’avenir de l’agriculture, en se penchant plus spécifiquement sur la dynamique de nos systèmes alimentaires qui détruisent simultanément la profession agricole et les conditions mêmes de l’agriculture.

Editeur : Le Bord de l’eau Eds.

L’Entreprise comme communauté

Résumé de l’éditeur :

Qu’est-ce que l’entreprise, sinon une communauté ? Au moment où on constate un individualisme exacerbé, une financiarisation du management et une mise à distance croissante du travail, cet ouvrage fait le choix de considérer l’entreprise comme une communauté humaine. Une communauté revendiquée par des travailleurs menacés d’être toujours plus isolés des autres (collègues, clients, managers…), parce qu’elle donne du sens au travail collectif. Une communauté mise en cause par certaines formes d’organisation du travail et de management qui délitent les collectifs mais qui reste désirable parce qu’on y trouve les ressorts pour une résistance et pour l’affirmation d’une humanité indispensable à la conduite durable des entreprises.
Ouvrant un programme de recherche et alimenté d’études de cas menées au sein d’organisations de secteurs et de tailles différents, cet ouvrage collectif montre qu’il existe des aspirations communautaires dans toute organisation, que celles-ci sont vulnérables à certains modes de gestion et d’organisation, et qu’il est de la responsabilité des directions d’entreprises et au-delà, de l’ensemble des décideurs politiques et institutionnels qui influent sur leur gouvernance, de promouvoir la dynamique commnautaire des organisations. Il démontre aussi l’utilité d’étudier la communauté en sciences de gestion et invite praticiens et chercheurs à réinvestir cette dimension. Un appel argumenté, sans concession, profondément humaniste.
Avec les contributions de Vincent Berthelot, Bruno Cazenave, Dominique Coatanea, Sébastien Dérieux, François Gallon, Johan Glaisner, Pierre-Yves Gomez, Olivier Masclef, Florence Palapcuer, Laurent Taskin.

Vous pouvez commander le livre ici.

Pour réformer les retraites, parlons du travail

Pour réformer les retraites, parlons du travail

Le nouveau quinquennat promet une réforme de l’âge de départ à la retraite. Le bon sens affirme que si la durée de vie a fortement augmenté, il est naturel que l’âge de départ légal à taux plein soit retardé d’autant, par exemple jusqu’à 65 ans. Une telle approche néglige néanmoins que l’enjeu véritable est de replacer la retraite dans la manière globale de considérer le travail dans notre société. Prenons trois illustrations.

Notre choix de société intensifie l’activité économique des 25-54 ans

Les statisticiens Olivier Marchand et Claude Minni ont montré que, depuis des années, la France a fait un choix à l’égard du travail en concentrant l’activité économique sur une génération, celle des 25-54 ans (Economie et statistique, 2019). La durée de carrière professionnelle a été écourtée non seulement par un âge de départ légal à la retraite plus rapide que dans d’autres pays, mais aussi par une entrée plus tardive des jeunes du fait de l’allongement des études. Cette dernière évolution est à mettre en relation avec la dégradation de l’image des métiers manuels et de l’apprentissage dans notre pays. Pour assurer la pérennité du système des retraites, il faudra donc s’interroger sur les deux bouts de la chaîne et se demander jusqu’à quel point il est soutenable pour l’ensemble de la collectivité que ses membres concentrent leur activité professionnelle sur 30 années.

L’impact d’un âge de départ à la retraite plus tardif sur les carrières professionnelles

Le choix français a conduit à une intensification du travail sur la tranche 25–54 ans pour obtenir une productivité relativement forte si on compare à d’autres pays développés. Il en a résulté une culture du jeunisme dans les entreprises, considérant qu’au-delà d’un certain âge, un collaborateur est à la fois trop coûteux et trop peu adaptable.

En 2020, la moitié des plus de 60 ans ne sont pas en activité mais pris en charge soit par l’assurance-chômage soit par l’assurance-maladie. L’allongement de l’âge de départ à la retraite obligera à revoir cette conception de la performance individuelle : d’une part, les entreprises devront maintenir et créer de nouveaux emplois pour les seniors ; d’autre part, il faudra reconsidérer les postes et les rythmes de travail pour les adapter à une population de collaborateurs plus âgés ; enfin, il faudra accepter que les évolutions de carrière soient plus lentes, les plus anciens quittant plus tard l’entreprise. Un changement radical du logiciel managérial va s’imposer.

La réforme des retraites va bousculer aussi l’organisation du travail domestique

Si on considère le rôle économique que jouent les retraités dans la société, on doit aussi anticiper ce que modifiera un décalage de l’âge de départ. Prenons deux exemples : le monde associatif connaîtra un vieillissement de ses cadres parce qu’il est fortement tributaire de leurs participations notamment aux instances de gouvernance. Deuxième exemple : le continent invisible du travail domestique serait aussi touché car les retraités participent, entre autres, à la garde régulière de leurs petits-enfants notamment lors des vacances scolaires et qu’il faudrait revoir en conséquence toute une régulation sociale qui s’est instaurée sur ce sujet.

De tels faits ne suggèrent pas de conclure qu’il ne faut rien changer en matière de retraites. Ils invitent à prendre conscience que la manière de considérer le travail caractérise un état de la société : une réforme des retraites aura une incidence complexe qui ne se réduit pas à un ajustement comptable de l’âge légal. C’est pourquoi elle sera réussie si on met les choses dans le bon ordre en commençant par la compréhension plus large et la plus positive de nos représentations et de nos pratiques du travail.

Version originale de l’article publié le 31/05/2022 dans Le Monde

La nouvelle finalité de l’entreprise, une révolution pour sa gouvernance (et pour sa stratégie)

comete entreprise

En utilisant la métaphore d’une comète fonçant sur la Terre, le film Don’t Look up d’Adam McKay donne à voir différents types de dénis à l’égard du réchauffement climatique : refus de croire, indifférence aux conséquences désastreuses ou optimisme candide persuadé que la technique va tout arranger. Chacune à sa manière, ces postures nient une réalité pourtant aussi visible qu’une comète dans le ciel et le ressort tragi-comique du film tient à l’écart entre l’évidence du phénomène dont le spectateur est témoin et l’aveuglement péremptoire des entrepreneurs et des politiques.

Le succès du film montre, paradoxalement, combien l’avenir de nos sociétés confrontées aux changements climatiques est devenu un sujet d’inquiétude central dans la conscience collective : Netflix n’aurait pas soutenu une telle œuvre si elle n’avait eu aucune chance de toucher un sentiment politiquement partagé et un public large. Calcul réussi si on en croit les dizaines de millions de visionnages du film depuis décembre 2021 et les débats qu’il a suscités.

L’évidence d’un dérèglement climatique dans les prochaines décennies est désormais un lieu commun dans l’esprit du temps, même si on ne connaît pas l’ampleur et la violence de ce bouleversement dont l’échéance dépasse l’expérience humaine courante.

De la financiarisation à la sociétalisation des entreprises

C’est précisément cette incertitude qui a modifié les revendications du public à l’égard des acteurs économiques. Il y a un demi-siècle, la financiarisation avait réduit la création de valeur par les entreprises à quelques résultats financiers polarisant leurs activités. Aujourd’hui, n’attendre d’elles que des profits élevés relève d’un aveuglement dérisoire face à l’urgence des enjeux communs. On leur demande d’anticiper les conséquences que la modification du climat fera peser sur la société. Cela ne se résume pas à quelques bonnes intentions écologiques mais oblige à une reformulation radicale des modèles de production et de consommation de ressources.

Insensiblement, on est passé de la financiarisation à la sociétalisation des entreprises, c’est-à-dire à une évaluation de la production de richesse qui intègre ses effets sur la société tout entière. Est performant un déploiement responsable des activités économiques qui n’épuise pas les ressources présentes ou futures. Mieux encore, les activités sont performantes quand elles ont pour mission de contribuer à atténuer ou à résoudre les problèmes climatiques et sociaux. C’est ce qu’exprime la notion d’impact sociétal.

Des transformations à soutenir

La sociétalisation des entreprises renouvelle en profondeur l’appréciation des objectifs et des modèles stratégiques. En témoignent de nombreuses initiatives comme la Convention des Entreprises pour le Climat où des centaines d’entreprises partagent leurs projets et leurs savoir-faire en matière d’impact. Contrairement à ce que Don’t Look up laisse conclure, l’inertie n’est pas générale dans la société civile et économique et c’est tant mieux.

Reste à savoir si cela reste suffisant et comment le politique pourrait accélérer les initiatives. Car on n’arrêtera pas le réchauffement climatique d’un simple geste, comme on coupe une chaudière. Puisque des millions d’actions autonomes ont conduit à la situation dans laquelle nous nous trouvons, il faudra des millions d’actions contraires pour en modifier les conséquences. Le rôle du politique est de les encourager et de soutenir la sociétalisation des entreprises. En cette année électorale, rien n’est plus urgent que de le faire comprendre.

Version originale de l’article publié dans Le Monde du 25/01/2022

Quelle raison d’être pour la PAC à l’heure de l’Anthropocène ?

La Politique Agricole Commune (PAC) a beaucoup fait pour moderniser le secteur agricole, assurer la compétitivité de l’industrie agro-alimentaire et sécuriser les besoins alimentaires des mangeurs européens. La PAC a timidement pris le tournant de la durabilité à partir des années 2000. Cette ambition vient d’être réaffirmée à travers le pacte vert signé en 2019 sans que les moyens à allouer soient clairement définis. Si cette ambition de durabilité doit permettre d’atténuer les impacts sur l’environnement et le système Terre, la prochaine PAC passe à côté de l’essentiel : l’adaptation au changement climatique. Nous entrons dans une nouvelle dynamique du système Terre – l’Anthropocène – qui fragilise grandement l’agriculture européenne. Face à cette transformation gigantesque et irréversible, la PAC doit mettre au cœur de sa raison d’être une stratégie d’adaptation afin de faire émerger de nouvelles pratiques et connaissances agricoles en phase avec le nouveau régime climatique qui s’installe en France et en Europe.

A l’origine, la PAC ne s’est pas souciée des questions environnementales et des enjeux de durabilité. C’est seulement à partir des années 2000 que des aides ont été développées pour encourager des pratiques et des initiatives qui visent à limiter les impacts sur l’environnement et le système Terre. Cette ambition est réaffirmée dans le projet de la prochaine PAC et le « pacte vert » adopté par l’Union Européenne en 2019. Cet objectif de verdissement poursuit un objectif d’atténuation des impacts de l’activité agricole sur l’environnement. L’ambition consiste à réduire les externalités négatives rejetées sur le système Terre (gaz à effet de serre, dégradation des sols, réduction de la biodiversité, qualité de l’eau…). Cette ambition qui consiste à limiter les impacts négatifs est sans aucun doute indispensable mais elle passe à côté d’un évènement d’une ampleur considérable : la transformation du système Terre et l’entrée dans l’ère géologique de l’Anthropocène.

Cette nouvelle donne climatique n’est pas absente de la PAC mais elle est abordée seulement avec un objectif d’atténuation. Il s’agit de faire en sorte que l’agriculture dégrade le moins possible les équilibres du système Terre. Mais le système Terre va inévitablement se transformer et il nous faut penser une politique d’adaptation. Car si nous ne faisons rien, notre agriculture et nos systèmes alimentaires que nous croyons durables et robustes vont se fragiliser. Il suffit de regarder l’année 2021 et sa série continue de calamités agricoles pour comprendre que quelque chose de très important est en train de se passer. La question agricole et alimentaire va faire son grand retour dans les années qui viennent car l’Anthropocène complique l’activité agricole quand elle ne la rend pas tout simplement impossible dans certaines régions.

Face à cette transformation des équilibres du système Terre et les complexifications qu’elle entraine dans l’activité agricole, la PAC ne peut pas ne pas changer ses orientations. Les objectifs de compétitivité et d’insertion avantageuse sur les marchés mondiaux apparaissent de plus en plus anachroniques face aux difficultés de production et d’accès à l’alimentation des mangeurs européens qui vont aller de manière croissante. C’est à cet égard que la PAC devra mettre au cœur de sa raison d’être une stratégie d’adaptation à la nouvelle donne climatique afin de sécuriser l’accès à l’alimentation.

Cette stratégie d’adaptation doit mieux préparer les entreprises agricoles à des évènements climatiques extrêmes (sécheresses, épisodes de gel tardif, excès de précipitation, canicules et vagues de chaleur) qui peuvent conduire à des baisses substantielles des rendements et de la qualité des matières premières. Cette stratégie d’adaptation passe également par un nouveau rapport à quatre ressources mobilisées dans le cadre de l’activité agricole : l’eau, l’air, la biodiversité et les sols. L’état et la disponibilité de ces ressources vont être impactés par les transformations du climat et, en fonction des territoires, les entreprises agricoles devront avoir des pratiques qui permettront de limiter leur sensibilité aux variations. Il est enfin important de souligner que cette stratégie d’adaptation ne se décrète pas et que les premiers concernés – les agriculteurs – ne peuvent pas trouver et inventer les solutions possibles. C’est tout l’accompagnement de la profession agricole qu’il faut repenser pour préparer les entreprises agricoles à l’échelle des territoires et des biorégions.

Les objectifs d’atténuation et d’adaptation doivent être simultanément tenus et convergent aujourd’hui vers le déploiement d’une agriculture dite régénératrice. Si elle fait l’objet de débats et de propositions de définitions qui ne sont pas encore clairement stabilisées (Giller, Hijbeek, Andersson, & Sumberg, 2021). L’agriculture régénératrice est porteuse d’une nouvelle ambition : mieux prendre en considération et régénérer les biens communs que sont l’eau, l’air, le sol et la biodiversité dans l’exercice de l’activité agricole (Anderson & Rivera-Ferre, 2021; Valiorgue, 2020). C’est en effet en étant attentif à l’utilisation de ces ressources essentielles que l’on développe une dynamique simultanée d’atténuation et d’adaptation. C’est en cultivant et développant la biodiversité sur une exploitation agricole que l’on développe des services écosystémiques et une bio-régulation face à l’émergence de nouveaux ‘nuisibles’ qui se développent du fait du changement climatique. C’est en préservant les sols et en les rendant le plus vivant possible que l’on parvient à encaisser des aléas climatiques comme des sécheresses ou des précipitations abondantes (Toensmeier, 2016). L’agriculture régénératrice est aujourd’hui portée par des ONG, des activistes et des grands opérateurs des filières alimentaires qui sont pressurisées par la multiplication des critiques. Elle renvoie à des pratiques agronomiques et zootechniques différents (Giller et al., 2021) mais toutes convergent vers une même ambition : construire une activité agricole qui prend en considération les équilibres du système Terre et s’adapte à leurs évolutions.

Le nouveau régime climatique qui se met en place percute directement la PAC qui ne peut pas rester sur la trajectoire qui est la sienne aujourd’hui. Nous devons bifurquer vers une agriculture d’atténuation et d’adaptation. La période qui s’ouvre implique une réinvention de la PAC dans des proportions considérables avec cependant un objectif qui n’a jamais varié et qui ne fera que se renforcer : assurer la sécurité alimentaire des mangeurs européens. La PAC doit devenir une véritable politique agricole qui sans rejeter bien évidemment l’objectif de maitrise des dépenses alimentaires doit penser l’atténuation et l’adaptation à travers une politique intégrée et la promotion d’un modèle agricole européen pleinement assumé et seul capable de relever le gigantesque défi alimentaire de l’Anthropocène.

Bibliographie indicative

Anderson, M. D., & Rivera-Ferre, M. (2021). Food system narratives to end hunger: extractive versus regenerative. Current Opinion in Environmental Sustainability, 49, 18-25.

Giller, K. E., Hijbeek, R., Andersson, J. A., & Sumberg, J. (2021). Regenerative Agriculture: An agronomic perspective. Outlook on Agriculture, 50(1), 13-25.

Valiorgue, B. (2020). Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène. Lormont: Le Bord de l’Eau.

Lien vers l’article.

Pour citer l’article : Valiorgue, B. (2022). Quelle raison d’être pour la PAC à l’heure de l’Anthropocène ?. Pour, 243, 73-79.

 

Le monde évolue, la finance aussi

Le monde evolue

L’évaluation de la performance globale des entreprises intègre de plus en plus des critères dits ESG qui apprécient la manière de gérer les effets de l’activité productive sur l’environnement (E), la vie sociale (S) et la gouvernance (G). Encore marginaux il y a une dizaine d’années, ces critères sont utilisés aujourd’hui par les gestionnaires de fonds ou les dirigeants pour repérer les risques à long terme de leurs investissements ou pour assurer à leurs parties prenantes qu’ils souscrivent aux normes de responsabilité communément admises.

La performance durable des entreprises : pour assurer le futur

Nous changeons ainsi inexorablement de paradigme en passant d’une définition de la performance économique synthétisée par son profit, qui était le propre de la financiarisation de l’économie, à une évaluation qui tient compte de la façon de réaliser ce profit et d’assurer lucidement la durabilité de l’entreprise.

Aux Etats-Unis comme en Europe ou en Chine, les régulateurs ont pris acte de cette mutation et ils se livrent à une intense négociation pour définir des normes dites « extra-financières » au niveau international. Ainsi, la Commission européenne a-t-elle publié en avril une proposition de directive (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD) qui imposera aux entreprises de plus de 250 salariés de produire dès 2024 un rapport public sur l’intégration de la durabilité dans leurs stratégies utilisant des critères ESG uniformisés au niveau européen.

Ce changement d’époque produit comme toujours des résistances souvent dues au maintien des certitudes acquises durant la période qui s’achève. En ce sens, qualifier d’extra-financiers les nouveaux critères de performance peut nourrir l’incompréhension. En distinguant des critères non financiers et des critères financiers, on laisse entendre que ces derniers existent depuis toujours parce qu’ils ont une signification et une pertinence définitives et quasiment scientifiques, indépendamment des conditions historiques dans lesquelles ils ont été conçus. Or il n’en est rien.

Les critères pour calculer la performance financière ont toujours évolué

Les critères comptables et financiers actuels ont été construits au fil du temps, en réponse au contexte social du moment.

Par exemple, le financement de la retraite des salariés, qu’il prenne la forme de cotisations ou de versements à des fonds de pension, a été incorporé dans l’image « financière » des entreprises à partir des années d’après-guerre. L’évaluation de la performance s’est adaptée et le calcul du profit a dû tenir compte de cette exigence sociale. Ce qui paraissait impensable aux financiers du début du XXe siècle est devenu une évidence pour leurs successeurs contemporains.

La représentation de l’entreprise sous forme de flux financiers évolue donc constamment. Il est probable qu’elle intègre, dans les prochaines années, des externalités liées aux effets de l’activité économique sur l’environnement ou sur la société, comme elle a déjà intégré beaucoup d’autres externalités. C’est pourquoi opposer des critères de performance dits « extra-financiers » à des critères « purement financiers » qu’ils viendraient brouiller, c’est supposer un périmètre du financier qui n’avait de sens que dans la période que l’on quitte.

Il serait plus juste de parler de critères d’évaluation de la performance durable tenant compte du nouveau contexte environnemental et social des entreprises et qui détermineront le calcul de leurs profits. L’opposition entre normes financières et non financières apparaîtrait ainsi plus clairement pour ce qu’elle est : une construction sociale transitoire.

Version originale de l’article publié dans Le Monde du 30 novembre 2021

Société à Mission : une modification de bon sens s’impose

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La loi Pacte de 2019 a institué un comité indépendant chargé d’évaluer les engagements pris par l’entreprise qui choisit le statut de société à mission. Le pouvoir de ce comité reste néanmoins flou, chaque entreprise pouvant le composer à sa guise en respectant la seule obligation d’intégrer au moins un membre de son personnel. Cette ambiguïté est assez typique de la manière dont les réformes de fond sont conçues en France en matière de gouvernance d’entreprise.

Agir sur la gouvernance des sociétés à mission

Il existe en effet deux voies pour faire évoluer celle-ci. La première consiste à renforcer la responsabilité des structures existantes, et en premier lieu celle du conseil d’administration (CA). La deuxième conduit à multiplier les instances de gouvernance pour confier à chacune d’elles une partie des responsabilités de l’entreprise à l’égard de son écosystème.

La première voie a été utilisée par les lois successives sur la parité homme-femme qui ont défini un quota minimum de 40% de membres de l’un ou l’autre sexe dans les CA des entreprises de plus de 250 salariés. La deuxième voie a été privilégiée par la loi Pacte, qui a donc créé un comité distinct du CA et consacré exclusivement au suivi de la mission de l’entreprise.

Cette manière de procéder par empilement de lieux de pouvoir avait déjà été adoptée par les lois Auroux de 1983. Celles-ci avaient cherché à réévaluer le pouvoir du comité d’entreprise pour en faire un lieu de décision attentif au travail, contrebalançant le CA supposé orienter les stratégies au nom des intérêts du capital. Sur la même question, les Allemands ont choisi, eux, la première voie en instaurant, depuis 1976, la parité entre les travailleurs et les actionnaires au cœur de leurs conseils.

Or le doublement des instances n’a jamais vraiment fonctionné pour deux raisons : d’une part le CA reste ultimement responsable des choix stratégiques de l’entreprise, ce qui réduit le poids des instances alternatives; d’autre part, tout étant lié, le CA se doit d’intégrer l’ensemble des contraintes et des responsabilités de l’entreprise s’il prétend assumer sérieusement sa stratégie. La multiplication des instances complexifie donc la gouvernance des entreprises sans remettre en cause le pouvoir prépondérant du CA.

Comité de mission et conseil d’administration : intégrer plutôt que dédoubler

La même logique risque de jouer avec le « comité de mission ». Comment distinguer son apport propre de celui du CA dont le rôle est aussi d’intégrer la mission de l’entreprise dans sa stratégie et, mieux encore, d’en faire un facteur de différenciation concurrentielle ? Le dédoublement des instances peut laisser entendre qu’il existe deux rôles, encourager la mission d’une part, conduire la stratégie d’autre part, alors que cela ne constitue qu’une seule réalité.

Il serait donc heureux que le toilettage de la loi Pacte qui s’annonce permette de redéfinir la place du « comité de mission ». Plutôt qu’une instance supplémentaire, il s’agirait d’en faire un comité du CA, au même titre que les comités d’audit ou de nomination. Ce comité serait obligatoire dès lors que l’entreprise se déclarerait « Société à mission » et il serait présidé par un administrateur indépendant compétent sur le sujet. Cette petite modification pourrait avoir une grande portée symbolique et pratique en confirmant que le Conseil d’administration est en charge de la réalisation de la mission de l’entreprise. Elle acterait que l’implication sociétale de l’entreprise est une dimension de toute stratégie clairvoyante et que sa responsabilité à l’égard de son écosystème ne se fractionne pas.

Version originale de l’article publiée le 31 août 2021 dans Le Monde

La RSE, ce n’est pas (que) du « greenwashing »

La RSE ce n'est pas (que) du "greenwashing"

En 2021, la part de la finance spécialisée dans les investissements « verts » dépassera 30 % des encours mondiaux. L’épargne est ainsi dirigée vers les placements ayant un impact sur l’environnement et, plus généralement, vers la transformation écologique, sociale et politique des entreprises.

La réorientation sélective des investissements est un phénomène si massif qu’elle fait craindre la formation d’une bulle spéculative : en effet, les attentes de retours sur ces financements sont survalorisées, et accentuées par une communication excessivement flatteuse sur les engagements des entreprises… par rapport à leurs pratiques réelles.

Sans discuter, ici, du risque de bulle qui menace de manière cyclique un capitalisme devenu structurellement spéculatif, on peut s’arrêter sur la question du blanchiment des résultats (« greenwashing » ou « socialwashing »). Elle est invoquée depuis longtemps pour mettre en doute la sincérité des entreprises qui se livrent à des politiques de responsabilité sociale et environnementale (RSE), et mérite, de ce fait, une attention particulière.

Des collaborateurs engagés, voire militants, à ne pas sous-estimer

Il est certain que toute communication sur la RSE cherche à se faire entendre dans le grand récit écologiste, qui se nourrit, d’une part, de la dégradation objective de l’environnement et du climat due aux activités industrielles et, d’autre part, du besoin de nos sociétés menacées d’implosion de se découvrir un destin collectif dans le salut de la planète. Comme elle est une partie prenante de la société, chaque entreprise cherche à montrer qu’elle alimente ce discours vertueux. De la même manière que la dénonciation du blanchiment des résultats par les activistes qui se donnent la charge de préserver la pureté idéale du récit écologique nourrit celui-ci.

Mais il serait naïf d’en rester là, comme si les promesses des « grands discours » étaient nécessairement des paravents masquant le vide des pratiques. Dans la réalité, la RSE est assumée par des collaborateurs (et, parfois, des dirigeants) engagés, voire militants.

Ils dessinent des trajectoires de rupture, même à des échelles modestes ; ils déploient des tactiques, des savoirs et des savoir-faire soutenus par d’autres acteurs de la RSE ; ils trouvent des ruses pour contourner les contraintes économiques, les résistances aux conservatismes et les discours purement opportunistes. Ils participent donc aussi au grand récit global mais en produisant une activité quotidienne qui, comme l’a montré Michel de Certeau (L’Invention du quotidien, Union générale d’éditions, 1980), est un discours par les actes.

RSE : une subtile transition est en cours

Marginaux il y a encore vingt ans, les acteurs de la RSE tiennent aujourd’hui davantage de positions d’influence dans les entreprises et ils créent des standards importants aux yeux des nouvelles générations de collaborateurs. C’est pourquoi, si les soupçons de « greenwashing » maintiennent une indispensable exigence de crédibilité à l’égard des politiques de RSE, ils risquent aussi de masquer la subtilité des transitions en cours. D’autres signaux peuvent éclairer celle-ci : par exemple, la participation de spécialistes de la RSE aux instances de gouvernance, car elle permet d’apprécier leur prise en compte aux niveaux stratégiques. De même, les démissions des personnes chargées de la RSE, ou celles des salariés qui se disent déçus par elle, sont des indicateurs utiles : elles informent sur l’opinion des acteurs internes qui sont les mieux placés pour connaître les réalisations de l’entreprise et, donc, ce que valent vraiment ses promesses.

Version originale de l’article paru dans Le Monde du 19 octobre 2021

Réformer la comptabilité des exploitations agricoles pour relever le défi alimentaire de l’Anthropocène

Lien vers l’article.

Valiorgue B., « Réformer la comptabilité des exploitations agricoles pour relever le défi alimentaire de l’Anthropocène », (2022), Systèmes Alimentaires/Food Systems, N°6, pp. 45-66, en coll. avec Pierre Labardin et Clarence Bluntz

L’observation de nos systèmes alimentaires fait ressortir de grandes fragilités qui trouvent leurs origines dans le basculement dans une nouvelle ère géologique qui déstabilise grandement l’activité agricole : l’Anthropocène. Cet article étudie en quoi l’adoption d’une comptabilité environnementale peut contribuer à développer la responsabilité et la résilience des exploitations agricoles afin de relever le défi alimentaire de l’Anthropocène.

Le salut par la santé : ce que l’histoire du travail nous apprend sur la crise sanitaire de 2020

Lien vers l’article.

Gomez P. Y., « Le salut par la santé : ce que l’histoire du travail nous apprend sur la crise sanitaire de 2020 », Marché et organisation, N°42, pp. 29 à 49, 2021

La Covid-19 révèle la religiosité spécifique de notre société occidentale qui repose sur la croyance en la toute-puissance d’une technostructure de gestion capable de contrôler les maladies qui nous menacent. Prenant l’histoire de la santé au travail et de sa pathologisation comme exemple, l’article montre comment la rationalité managériale dans les entreprises tire sa légitimité et son pouvoir de sa capacité à 1) définir ce qu’est une maladie professionnelle et 2) maîtriser les outils qui permettent aux travailleurs de s’en protéger. La confiance de la population dans les experts gestionnaires n’est acquise que dans la mesure où ils lui assurent qu’ils travaillent pour sa santé dans un environnement que ces mêmes experts décrivent comme potentiellement de plus en plus pathogène. Cette dialectique explique la soumission massive des populations aux injections des managers lors de la crise sanitaire de 2020. Mais elle contient les germes de risques quant à la pérennité de telles croyances.

Comment la parité dans les directions d’entreprise peut chambouler la société

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La loi Copé-Zimmerman de 2011 complétée en 2017 puis en 2020 a imposé la parité dans les conseils d’administration pour toutes les entreprises françaises de plus de 250 salariés. Celle du 11 mai dernier votée en première lecture par l’Assemblée nationale poursuit cette poussée législative visant à établir une gouvernance d’entreprise paritaire qu’elle élargie à présent aux instances de direction. Elle enjoint les comités exécutifs des entreprises de plus de 1000 salariés à accueillir au moins 40 % de femmes en 2030 contre 22% en moyenne aujourd’hui.

Une composition des directions d’entreprise plus équilibrée marquera un indéniable progrès de la justice sociale mais aussi de l’efficacité économique grâce à une représentation plus fidèle de la société dans les instances de décisions stratégiques. Se réjouir d’une telle évolution invite aussi à réfléchir aux conséquences qu’elle produira à moyen terme, notamment du fait du renouvellement qu’elle induira au sein des élites dirigeantes. On peut en repérer deux.

Un déséquilibre qui en masque d’autres au sein des entreprises
Première conséquence, lorsque cette évolution sera achevée, les revendications sociales et salariales qui ont été occultées par l’urgence des luttes destinées à assurer l’égalité de pouvoir entre les hommes et les femmes seront réactivées. En effet, une meilleure représentation féminine dans les instances directoriales n’abolit pas les inégalités de conditions et de traitements dues aux différences de niveaux hiérarchiques dans les organisations elles-mêmes, que ce soit en termes de mesure, de reconnaissance ou de salaires. Même conduites par une direction mixte, les entreprises demeureront des structures pyramidales soumises à des tensions pour l’exercice de l’autorité ou la répartition des revenus.

Plus l’égalité des sexes entrera dans les mœurs et dans les pratiques, plus réapparaîtront les revendications des travailleurs subalternes, qu’ils soient femmes ou hommes, se sentant peu reconnus, déconsidérés ou mal payés par les femmes et les hommes composant l’élite. La question sociale du milieu du XXIe siècle, un temps focalisée sur le rapport de domination sexuée, tendra à se recentrer sur le rapport de domination salariale, comme elle l’était un siècle plus tôt.

La parité, une aubaine pour les hommes ?

Une deuxième évolution envisageable concerne la manière dont les élites masculines vont devoir repenser leurs trajectoires professionnelles. Toutes choses égales par ailleurs, un jeune homme issu des meilleures écoles aura deux fois moins de chances qu’à l’heure actuelle d’accéder dans le futur à des postes de direction. En conséquence, comme les femmes en font l’expérience aujourd’hui, la carrière d’un grand nombre d’entre eux se heurtera, à partir de la quarantaine, à un plafond. Pour déployer leur énergie, il leur faudra trouver d’autres moyens que la rivalité pour l’obtention des postes de pouvoir à laquelle un stéréotype de genre les encourageait jusqu’alors.

Ils pourraient trouver de quoi nourrir leur épanouissement dans la création d’entreprise, mais aussi dans la vie familiale ou amicale, dans les loisirs, les activités caritatives ou artistiques. S’il en est ainsi, la société se transformera de manière plus radicale qu’on ne l’imagine, au moins autant à cause de la féminisation des fonctions de direction que parce que les hommes seront conduits à revaloriser des activités qui leur semblaient jusque-là négligeables. Si bien que le partage du pouvoir et des responsabilités économiques entre hommes et femmes stimulera la recherche d’un nouvel art de vivre au masculin.

Version originale de l’article du Monde du 15/06/21

Société à mission : un intérêt stratégique pour les entreprises ?

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La société à mission (SAM) est le grand sujet du moment dans le débat sur la transformation des entreprises : gadget ou gageure ? Introduit par la loi Pacte du 22 mai 2019, ce statut permet de préciser la raison d’être d’une société, ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre. Il remporte déjà un succès inattendu, avec plus de 150 entreprises ayant franchi le pas en une seule année et des dizaines d’autres qui s’y préparent.

Société à mission : entre scepticisme et enthousiasme

Comme souvent lorsqu’apparaît un concept nouveau, les extrêmes se révèlent : d’un côté les enthousiastes, peut-être aveuglés par le terme de « mission », voient dans ce nouveau statut la promesse d’une transformation radicale des entreprises.
De l’autre côté, les éternels sceptiques considèrent la société à mission avec le même sourire condescendant qu’ils avaient accueilli dans le passé la qualité totale, la gouvernance d’entreprise ou la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), toutes qualifiées à tour de rôle de modes sans avenir. Paradoxalement, si les enthousiastes comme les sceptiques font erreur, c’est parce qu’il y a une part de vérité dans chacune de leurs opinions.

La SAM, un statut qui responsabilise toujours plus l’entreprise

Il est peu probable que la SAM refonde les entreprises, mais il est vrai que celles-ci sont en refondation permanente depuis l’origine. Sur le très long terme, on a assisté à une déresponsabilisation constante des acteurs économiques compensée par une responsabilisation croissante de l’entreprise : les actionnaires sont devenus anonymes, les dirigeants sont des gestionnaires contractuels, les administrateurs sont sommés d’être indépendants et, parallèlement, la responsabilité de l’entreprise a été élargie à l’égard des collaborateurs, des clients, de l’environnement social, culturel et écologique.
Les enthousiastes ont donc raison de penser que la société à mission pose une borne supplémentaire dans l’histoire de la responsabilité de l’entreprise, car celle-ci prouve que la création de valeur économique est plus vaste que sa pauvre réduction dans un résultat financier.
De leur côté, les sceptiques ont aussi raison d’affirmer que la SAM n’est qu’une formalisation nouvelle d’exigences anciennes, mais ils ont tort de considérer celle-ci comme une mode passagère. La « mission » traduit dans des termes appropriés l’attente contemporaine des parties prenantes de plus de clarté sur l’activité d’organisations dont les stratégies ont été perçues comme illisibles ou déraisonnables.

La question n’est donc plus d’être pour ou contre la SAM, mais de se saisir ou non de cet instrument dans l’intérêt de l’entreprise. En montrant en quoi son activité bénéficie à son écosystème, une entreprise peut trouver un moyen pour remettre du sens dans ses pratiques et mobiliser les énergies tant internes qu’externes en faveur de son projet. Il ne s’agit pas de plaquer des objectifs sociaux ou environnementaux dictés par le conformisme du moment, mais de prendre conscience que les activités qui découlent de sa raison d’être peuvent produire davantage de bénéfices pour ses parties prenantes que les seuls biens ou services qu’elle procure. C’est pourquoi le débat sur la SAM met au jour deux profils de dirigeants et donc un vrai clivage entre ceux qui, négligeant son intérêt stratégique, feront l’exercice sous la contrainte ou comme un coup de communication, et ceux qui entreprendront cette démarche en étant conscients du besoin d’utilité et de motivation qu’éprouvent tant de communautés de travail.

Version originale de l’article publiée le 5 mai 2021 dans Le Monde

Pas de démocratie actionnariale chez Danone

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La récente éviction du PDG de Danone, Emmanuel Faber, a été parfois interprétée comme la victoire de fonds d’investissement activistes. Détenant une part infime du capital de l’entreprise, ces fonds avaient voté contre le statut de société à mission adopté par plus de 99 % des actionnaires lors de l’assemblée générale de 2020.

Comme ils réclamaient le départ de M. Faber, on a conclu que celui-ci constituait leur revanche. Sans doute à tort, on le verra. Mais le point intéressant est que l’on a pu justifier leur immixtion dans la politique de l’entreprise comme la manifestation d’une « démocratie actionnariale ».

D’un certain point de vue en effet, la gouvernance actionnariale a l’apparence d’une démocratie même si elle est limitée aux actionnaires : ceux-ci ont la liberté d’exprimer leurs opinions sur l’avenir de l’entreprise soit par des votes formels en assemblée générale, soit par le jeu du marché, soit par le truchement des médias.

Céder ou pas : le conseil d’administration face aux activistes

La gouvernance actionnariale bénéficierait alors des atouts de ce régime en permettant à chaque actionnaire, même très minoritaire comme des fonds ou des ONG, d’influencer la marche de l’entreprise, sur des questions-clés comme le niveau des dividendes ou l’impact climatique. Par des protestations en assemblée générale mais, surtout, par des prises de positions publiques susceptibles de modifier l’opinion des autres actionnaires, un activiste peut apporter de la controverse et contrecarrer l’apathie voire la tyrannie de la majorité.

Mais cela est-il suffisant pour parler de démocratie ? Toute décision engageant l’entreprise reste assumée par son conseil d’administration et seules les résolutions votées par les actionnaires en assemblée générale s’imposent à lui. En dehors de ces assemblées formelles, le conseil est légitime pour tenir compte ou non des réclamations exprimées par certains actionnaires.

Face aux revendications portées par des activistes, il peut donc réagir de deux manières : leur céder ou pas. Soit il néglige leur pression et il ne leur cède rien. Il poursuit la feuille de route définie par l’assemblée générale en assumant pleinement ses responsabilités. Accessoirement, il peut feindre de les écouter pour les utiliser comme moyen de précipiter des décisions difficiles à prendre : par exemple, l’éviction d’un dirigeant.

Pas de débats, juste un prétexte

Ainsi chez Danone, M. Faber était contesté depuis des mois en interne et la pression des fonds a donné un prétexte commode au conseil pour trancher la situation. Soit, le conseil d’administration est faible ou divisé et il pilote en cédant aux minoritaires activistes les plus capables d’imposer leurs vues grâce à la forte médiatisation de leurs revendications. Sous couvert d’un supposé pouvoir de l’actionnaire, il se dédouane en fait de ses propres responsabilités.

Dans tous les cas de figure, on peut difficilement parler d’une « démocratie actionnariale ». Une authentique démocratie supposerait des débats argumentés entre les parties prenantes y compris entre les actionnaires, le souci partagé du bien commun et des espaces de délibération permettant de converger sur un projet assumé par l’exécutif et le conseil. La gouvernance des sociétés de capitaux
en est loin et la simple prise de parole publique des activistes, quelle que soit la pertinence de leurs revendications, ne peut faire illusion. Sauf à considérer que la démocratie politique elle-même n’est plus qu’un vaste et mouvant marché des opinions qui s’imposent aux gouvernants au gré des minoritaires les plus bruyants.

Version originale de l’article paru dans Le Monde

Des Mass Data aux Big Data, changements ou « déjà-vu » pour le contrôle de gestion

Résumé : Il est communément admis que « la nature, la portée du pilotage, du contrôle est inséparable de son contexte technologique » (Dechow et Mouritsen, 2005). Or la période actuelle se caractérise par une effervescence manifeste autour des technologies du Big Data. La recherche commence à s’interroger sur l’évolution du contrôle dans ce nouveau contexte avec cependant peu de travaux empiriques malgré des exceptions (Cavelius et al., 2020 ; Al-Htaybat et von Alberti-Al-Htaybat, 2017). Le terme Big Data renvoie à une variété d’applications susceptibles d’avoir des conséquences différentes pour le contrôle. La présente étude recense les projets prioritaires des organisations en matière de pilotage et de contrôle. Elle les caractérise ensuite selon le niveau du système de contrôle concerné (Bouquin, 2008) et les objectifs poursuivis. Les logiques antérieures dominantes de contrôle ne semblent pas remises en cause, elles apparaissent même être approfondies.

Un article écrit par Claire Ciampi, consultable ici.

L’actionnariat familial a-t-il un avenir ?

Article publié par Le Monde en date du 2 décembre 2020

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L’institution familiale comme gage de confiance

Dès ses origines, le capitalisme s’est développé dans la matrice de l’institution familiale qui garantissait la confiance dans les échanges économiques. Au début du 19ème siècle, le droit ne fit que renforcer cette symbiose : le Code civil institua en même temps les sociétés commerciales et la famille dite « nucléaire ». Cette dernière fut réduite à la linéarité directe entre ses membres, centrée sur les parents, avec les grands-parents en amont et les enfants en aval. La Loi fit ainsi disparaître la communauté familiale élargie de type clanique, mais elle renforça l’institution familiale pour en faire le cœur de la société civile. Le nom de famille était une garantie morale auprès des tiers et le « père de famille » devait en assurer la respectabilité en gérant les biens communs avec prudence.

Parallèlement, la société commerciale fut promue comme l’institution clé de la dynamique capitaliste. Elle fut conçue comme un véhicule juridique permettant l’accumulation du capital par transfert générationnel et conservation dans les mêmes familles. En toute logique, la société en commandite fut la forme juridique dominante, pendant plus d’un siècle : dirigée par un gérant ayant le statut de commerçant, elle imposait à celui-ci d’engager ses biens propres en cas de faillite de l’entreprise. Une telle responsabilité personnelle était d’autant plus grande que l’entrepreneur hypothéquait le patrimoine familial dans la durée, son capital étant reçu et transmis par héritage. D’où une gestion en « bon père de famille ». Le nom des familles témoignait de leur implication sur le long terme et il garantissait la pérennité des entreprises au point de devenir celui des entreprises elles-mêmes : Wendel, Renault ou Krupp.

Ce capitalisme d’héritage déclina dès le début du 20ème siècle. Le montant des investissements nécessaires à la production de masse dépassait les capacités des familles ou il leur faisait courir un risque économique trop grand. Beaucoup commencèrent à diversifier leur patrimoine dans des holdings financières et à s’éloigner des activités industrielles. Mais plus radicalement, l’esprit démocratique contesta le bien-fondé d’un pouvoir capitaliste acquis selon l’antique droit de succession. De garant de la pérennité, le capital reçu en héritage apparut comme le reliquat d’un régime paternaliste arbitraire et dépassé. La famille nucléaire elle-même fut progressivement remise en cause au nom d’un individualisme considéré comme seul garant de l’égalité moderne.

Gouvernance : Actionnariat anonyme vs Actionnariat Familial

C’est à partir de ce moment, au tournant des années 1930, que la société anonyme (et plus tard la SAS)  s’est aussi imposée comme la forme juridique dominante : ni l’actionnaire, ni le dirigeant ne sont plus responsables sur leurs biens propres. Sans attaches, ils peuvent entrer et sortir de l’entreprise en utilisant les mécanismes du marché des capitaux ou du travail.  Le lien substantiel entre le décideur et l’entreprise se distend. Parallèlement, parce que les actionnaires sont devenus anonymes et que leur responsabilité se limite à leurs apports financiers, la demande de responsabilité s’est déplacée vers les entreprises elles-mêmes. D’où l’exigence contemporaine d’une Responsabilité sociale des entreprises (RSE) associée à une mission ou une raison d’être. Ce que la famille propriétaire portait naguère est désormais attendu de l’entreprise prise comme individu doté d’une personnalité morale.

Pour autant, au delà de cette fiction juridique, l’actionnariat reste massivement familial dans les sociétés anonymes et la famille demeure l’institution sociale de référence comme le montrent régulièrement les sondages d’opinion. Ce paradoxe invite à réfléchir sur l’avenir d’un pouvoir actionnarial fondé encore sur l’héritage. Que peut signifier « hériter d’un capital » au 21ème siècle et comment le destin de l’institution  » famille » et celui de l’institution « entreprise » pourraient-ils être encore liés ?

Si l’actionnariat familial ne se réduit plus qu’à un simple transfert générationnel de patrimoine en vue d’accumulation de richesses et de rentes, il achèvera certainement de perdre toute légitimité. Dans les années futures, des réformes de gouvernance s’imposeront comme nécessaires pour limiter l’acquisition de parts sociales d’entreprises par le hasard injuste de l’héritage. Mais si un tel héritage est assumé comme une charge engageant à maintenir un projet social, des savoir-faire ou une communauté de travail, l’actionnariat associé au destin d’une famille pourrait apporter aux parties-prenantes une caution bienvenue de continuité dans la durée. Dans une société fractionnée et rongée d’incertitudes, il associerait le pouvoir souverain du capital à une communauté humaine tenue par des liens non-capitalistes. A la croisée des chemins, cette forme de gouvernance ancienne peut s’inventer une nouvelle pertinence ou sombrer avec l’idée même de famille traditionnelle.

Retrouvez la publication originale (plus courte) de cet article dans Le Monde

La sous-traitance : prochaine victime de la Covid-19

La sous-traitance : prochaine victime de la Covid-19

Version originale de l’article publié dans Le Monde du 28 octobre 2020

L’Archipel du social

Dans son essai L’Archipel français (2019), Jérôme Fourquet a mis au jour les sous-espaces géographiques qui composent notre société, depuis les centres des métropoles jusqu’aux confins ruraux en passant par les périphéries, les banlieues ou les cités. Ces sous-espaces semblent culturellement isolés les uns des autres, d’où l’image d’un archipel et d’une France fractionnée.

Dans le champ de l’économie, on pourrait être tenté de parler aussi d’un archipel formé des très grandes entreprises mondialisées, des entreprises industrielles nationales ou locales et des innombrables îlots de l’artisanat et du commerce. La disparité des tailles et des horizons des entreprises contribue à sa manière aux fractures sociales du pays.

Mais à la différence de la carte dressée par Jérôme Fourquet, les sous-espaces économiques sont connectés par des liens de subordination : les grands groupes internationaux sont des donneurs d’ordre direct ou indirect pour les plus petites sociétés et la localisation ou la délocalisation de leur production détermine le maintien ou non d’une économie de proximité.

Hyperconcurrence et rapport de force

Plus encore, les grandes entreprises externalisent leurs activités quand elles les estiment peu valorisables : transports, logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à une hyperconcurrence ; même quand elles sont de taille importante, elles doivent sous-traiter en cascade pour rester compétitives. Car le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : cercle vicieux, leurs marges faibles (autour de 3%) limitent l’investissement et maintiennent la dépendance aux donneurs d’ordre. Les services périphériques sont soumis aux exigences d’une délocalisation réalisée à l’intérieur même de nos frontières par les grands groupes. Une trentaine de métiers et 3 millions de salariés sont concernés dont 90% sont payés au SMIC.

Comprendre la subordination économique des entreprises donne plus de consistance à l’émotion suscitée, lors de la crise sanitaire, par la mise en visibilité des travailleurs de proximité : ils sont souvent issus des services de maintenance. Nous avons redécouvert combien les milliers de travailleurs de la santé, mais aussi de l’entretien, de la sécurité ou du transport étaient indispensables à la poursuite de la vie économique au quotidien – et à notre confort.

Quel avenir pour le personnel des sociétés de sous-traitance ?

Malgré l’utilité de leurs activités, ils échappent aux tableaux abstraits sur l’avenir du travail qui dépeignent plutôt celui des « hauts potentiels » ou des super diplômés. La carte économique se superpose donc bien à la carte sociale de l’archipel français : dans les grandes métropoles s’érigent les sièges des entreprises globales où travaillent les élites, dans les périphéries vit le personnel peu payé et corvéable des prestataires de services externalisés.

Dans les prochains mois, la recherche de rendement sera encore plus vive dans les grands groupes. Elle accroîtra la pression sur les prix et la répartition de la valeur économique en défaveur des services périphériques. Toutes les conditions sont donc remplies pour une paupérisation de leur personnel avec un risque supplémentaire de tensions sociales. Reste à savoir si nous allons de nouveau fermer les yeux pour que leur présence reste invisible.

Responsabiliser Les Entreprises

Article publié par le Monde en date du 9 octobre 2020

Responsabiliser les entreprises

La gouvernance des entreprises

L’histoire de la gouvernance des entreprises a bifurqué en 2008, quand la déflagration financière a marqué la fin de l’euphorie néolibérale qui conférait aux marchés une perspicacité infaillible sur les stratégies des sociétés. Non seulement cette infaillibilité était contredite par les faits, mais il apparut que les entreprises avaient été ravagées par des exigences de profit déconnectées de leurs capacités réelles. Un nouveau chapitre s’est alors ouvert, même si sa rédaction est restée hésitante. La performance globale des entreprises a intégré leur « responsabilité sociale », c’est-à-dire l’impact géopolitique, sociétal et environnemental de leur activité. Les exigences de leur « mission » ont même été récemment opposées à leurs objectifs de profit. Même tâtonnants, les critères extrafinanciers ont brisé le monopole exclusif du profit comme indicateur de la réussite économique. Portées par la société civile et relayées par la puissance publique, ces revendications ont voulu atténuer la logique qui, depuis trois décennies, alignait les intérêts des dirigeants sur ceux des investisseurs. Car la gouvernance obéit aux rapports de force entre les pouvoirs qui la constituent.

Intervention de l’État & « bonne gouvernance »

Dans les années 1990, les caisses de retraite et les fonds d’investissement avaient orienté massivement l’épargne des ménages vers la Bourse, notamment pour valoriser les futures pensions, bouleversant la relation entre les très grandes entreprises et les détenteurs de leur capital. Les actionnaires de long terme se sont mués en millions d’investisseurs, moins intéressés par le projet de l’entreprise que par un rendement assurant une bonne rémunération de l’épargne. Conséquence : dès lors que les dirigeants garantissaient des niveaux de dividendes suffisamment élevés aux investisseurs, ils n’avaient plus de contre-pouvoir. Ils ont donc eu intérêt à réorganiser la production pour que soient réalisés les profits promis aux marchés. D’où la financiarisation des entreprises, l’obsession pour la « création de valeur pour l’actionnaire » (en fait, pour l’investisseur) et, comme signes de la puissance des « grands patrons », l’explosion de leurs rémunérations et leur starification à des niveaux inconnus jusque-là.

Ce régime de gouvernance n’était pas sans danger. En accordant un énorme pouvoir aux dirigeants dès lors qu’ils satisfont « les marchés », on peut mettre en péril l’épargne des ménages en cas d’erreur stratégique, d’escroquerie, de spéculation ou de faillite. Ce qui n’est pas rare : le groupe Maxwell s’effondre en 1991, Enron en 2001, Madoff en 2008, Theranos en 2018… et tant d’autres, engloutissant à chaque fois l’épargne placée en capital, malgré ou à cause de flamboyants dirigeants. Les pouvoirs publics sont donc intervenus en promouvant ce qui fut appelé alors la « bonne gouvernance », déclinée à partir de 1992 dans d’innombrables lois et codes. Elle imposa d’une part, le renforcement du conseil d’administration comme contre-pouvoir au dirigeant, d’autre part, la transparence de l’information communiquée au marché, pour que celui-ci puisse exercer un contrôle sur les promesses qu’on lui fait.

Prochaine étape : vers plus de responsabilité

Du côté des conseils furent introduits des « administrateurs indépendants », supposés dégagés de tout intérêt personnel pouvant vicier leur jugement. Leur proportion atteint désormais entre 30 % et 50 % des sièges. Parallèlement, les « bonnes pratiques » ont prescrit des réunions plus fréquentes du conseil (au moins six par an), son évaluation annuelle, une séparation entre les fonctions de président et de directeur général ou la diversité des administrateurs, avec, dans certains pays, comme la France, la parité des sexes. Du côté des marchés, les obligations d’information se sont multipliées : résultats semestriels puis trimestriels, rapports sociaux et extrafinanciers, points réguliers avec les investisseurs… Ici, le résultat fut plus ambigu, car la « transparence » de l’information a plutôt augmenté l’influence des marchés sur les entreprises, et donc renforcé le régime de gouvernance issu de la financiarisation : un dirigeant qui raconte aux investisseurs « une belle histoire » a de fortes chances d’accroître son pouvoir personnel dans la gouvernance. Et renforce sa starification…

Mais la crise contemporaine et les perspectives écologiques accroissent les exigences de responsabilité des entreprises. Comment les exprimer dans les instances de gouvernance ? Le capitalisme reste fondé sur le pouvoir souverain des détenteurs des parts sociales et, aujourd’hui plus encore qu’en 2010, la valorisation des retraites de nombreux ménages dépend des perspectives de profit des grands groupes. C’est donc au niveau du conseil d’administration que se jouera la prochaine étape de la gouvernance. Après le temps de l’indépendance des administrateurs s’ouvre celui de la représentativité de leurs engagements sociétaux. Elle sera une marque de qualité d’une instance dont la mission est d’incorporer dans des décisions économiques collégiales les attentes toujours plus politiques et souvent hétérogènes à l’égard de la grande entreprise.

Retrouvez la publication originale de cet article dans Le Monde.

Réforme des retraites : Peut-on vraiment parler de “résistance au changement” ?

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La réforme des retraites a débouché sur une crise sociale qu’on a parfois interprétée, de manière un peu simpliste, comme une incapacité congénitale de la France à se réformer. Pourtant, on ne compte pas les réformes qui, depuis quarante ans, ont été engagées par les gouvernants successifs dans tous les domaines, éducation, travail, retraite, santé… La France semble plutôt être une championne des réformes à répétition.

Il est vrai que la façon dont celle-ci a été menée pourrait servir de cas d’école sur ce que les manageurs appellent la résistance au changement. Depuis les années 1980, les entreprises sont, elles aussi, des championnes de la réforme permanente de leurs structures, de leurs processus ou de leurs règles. L’implication des collaborateurs dans ces changements est indispensable. Que nous enseigne, à ce propos, la récente réforme des retraites ?

Essentiellement, que la prise en considération des différentes raisons de résister à un projet de changement détermine sa réussite. On en relève au moins quatre.

D’abord, les collaborateurs résistent quand ils ne comprennent pas en quoi le changement est nécessaire. En réponse, on déploie une communication intense, en faisant le pari que s’ils saisissent l’urgence du changement, ils y adhèrent. Il ne faut pourtant pas abuser de cette hypothèse : l’expérience montre que ceux qui résistent sont souvent convaincus que les choses doivent évoluer. Les enquêtes révèlent, par exemple, qu’une grande partie des Français pensent que l’âge de la retraite sera repoussé, et pourtant une majorité d’entre eux ont soutenu le mouvement social contre la réforme.

Changement et réalité vécue

Deuxième raison de résister, la mise en cause des avantages propres à des minorités actives. Les exemples n’en ont pas manqué sur les régimes de retraite. Mais même quand les promoteurs du changement sont exemplaires sur le sujet, ils ne peuvent pas s’étonner qu’il faille affronter ceux qui défendent leurs privilèges. Le plus étonnant, c’est quand les non-privilégiés ne les soutiennent pas.

Cela peut tenir au fait que ceux-ci ne voient pas en quoi le changement proposé améliore leur propre situation. C’est une troisième raison de résister : les initiateurs sont dans l’incapacité de préciser quels seront les effets positifs du changement proposé. On voit ce qui est détruit, pas ce qui est construit. Ainsi en a-t-il été quand les autorités n’ont pas été en mesure de chiffrer les économies attendues ou de proposer un simple simulateur permettant le calcul des retraites après réforme.

Quatrième raison de résister, la plus forte : le changement proposé paraît contradictoire avec la réalité vécue. Ainsi, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le taux d’emploi des 60-64 ans, en 2018, est de 30 % en France, du fait du chômage, des arrêts maladie de longue durée ou des retraites anticipées. Allonger le temps d’activité professionnelle jusqu’à 64 ans suppose de créer des milliers de postes pour les seniors. Or, ni la culture actuelle des entreprises, ni aucun engagement préalable à la réforme n’ont rassuré en ce sens. D’où le sentiment anxiogène qu’on aura à travailler plus longtemps dans une société où il n’y a déjà pas assez d’emplois pour les plus âgés.

Finalement, la plus grande erreur consiste à croire que les raisons de résister au changement sont toujours infondées et qu’elles ne peuvent pas enrichir le projet de transformations. Arrogance souvent fatale aux réformes, et qui explique peut-être que, comme le notait déjà Vauban, en 1671, « les Français commencent tout mais n’achèvent rien ».

Le but de l’entreprise n’est pas de faire des profits

Et non ! l’objectif de l’entreprise n’est pas de faire des profits. Ce n’est qu’un moyen pour atteindre le véritable objectif. C’est ce que rappelle Pierre-Yves Gomez dans sa chronique du Monde du13 novembre . Il montre aussi dans quelles conditions on prend le moyen pour une finalité ou… des vessies pour des lanternes !

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Dire que le but de l’entreprise est de faire des profits est un lieu commun qui possède une force quasi mystique. Certes, dans un système capitaliste, l’entreprise doit réaliser des profits pour subsister. C’est une nécessité qu’on peut discuter et critiquer, mais il est clair que, dès lors qu’une unité de production est autonome et qu’elle ne peut compter que sur sa propre activité pour se pérenniser, elle doit dégager des résultats suffisants pour investir et rémunérer les détenteurs de capital qui sont une de ses nombreuses parties prenantes. Si tel n’était pas le cas, il faudrait trouver d’autres modalités pour assurer ces opérations.

Le profit est donc nécessaire. Mais on ne peut en déduire que le but de l’entreprise est de faire des profits. Contrairement à une idée souvent avancée, on ne trouve pas de textes juridiques soutenant une telle affirmation pour la raison décisive que l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Seule la société en a une et même alors, le droit exige qu’elle déclare, dès sa constitution, sa raison sociale, c’est-à-dire la raison d’exister qui la rend acceptable pour la société. On ne connaît aucune entreprise qui se donnerait pour raison sociale de faire des profits…

Le but d’une entreprise est de réaliser un projet productif, avec ses dimensions économiques et sociétales, qui soit durable dans un environnement concurrentiel ; le profit est un des moyens de rendre pérenne un tel projet. L’opposition tranchée entre les entreprises orientées par les profits, et celles, plus vertueuses, dotées d’une mission sociale est donc caricaturale. On peut même soupçonner qu’elle alimente des postures et des débats qui n’existeraient pas sans ce préalable. C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas de bonne science.

Car on occulte le vrai sujet. Qu’elle soit dotée ou non de mission sociale spécifique, il existera toujours une tension entre le projet productif de l’entreprise et le niveau de profit nécessaire à sa reproduction, qu’on peut appeler le « juste profit ». Or il existe un point de dérapage au-delà duquel la réalisation d’un niveau de résultat final déterminé l’emporte sur le projet productif. C’est le point de financiarisation : le juste profit fait place au plus grand profit possible comme moyen d’évaluer le projet productif à toutes ses étapes.

Un tel basculement se produit lors d’un changement de gouvernance donnant un poids important à un actionnaire qui n’a pas de connaissance ou d’intérêt pour le projet de l’entreprise. Par paresse ou par incompétence, il réduit celui-ci au retour financier qu’il lui procure. C’est la financiarisation par l’externe.

Mais l’évaluation du projet productif nécessite aussi d’être traduite en objectifs et en résultats. Dans toute entreprise, il se met en place ainsi une infrastructure comptable et financière qui a sa propre logique, sa culture et ses techniques. Elle peut finir par imposer ses règles à la production : c’est la financiarisation par l’interne.

Elle est plus puissante que la première car si la financiarisation par l’externe se briserait devant la résistance des dirigeants et des salariés de l’entreprise dont elle dépend pour obtenir des profits, la financiarisation par l’interne contrôle le corps social et, quand elle s’étend aux dirigeants, elle organise le changement de gouvernance qui assoit son pouvoir. Les deux sources de financiarisation se conjuguent et c’est alors qu’on peut entendre l’affirmation insensée selon laquelle le but de l’entreprise est de faire des profits.

La responsabilité des entreprises est difficile à contrôler

Carlos Ghosn, chairman and CEO of the Renault-Nissan Alliance, gestures as he speaks at a news conference in the southern Indian city of Chennai July 16, 2013. REUTERS/Babu (INDIA - Tags: BUSINESS TRANSPORT) - RTX11O8S

Chronique du Monde du 10 octobre 2019.

Devenue une institution majeure de la société contemporaine, l’entreprise a vu s’élargir le champ de sa responsabilité : d’abord économique et sociale, puis sociétale, politique et environnementale, elle est désormais morale. Il ne s’agit plus de constater a posteriori les impacts qu’elle produit sur son écosystème, mais d’attendre a priori que sa gestion se conforme aux exigences éthiques de la société.

Mais la mise en œuvre d’une telle responsabilité demeure incertaine si on ne sait pas l’imputer concrètement aux acteurs qui, en interne, sont chargés de garantir les pratiques acceptables et d’empêcher les dérives ou les abus. Or il n’est pas aisé de passer de l’idée générale aux processus efficaces, comme le montre l’affaire Renault-Nissan sur le difficile contrôle du comportement d’un grand dirigeant. Dans une entreprise « responsable » comme Renault, les malversations dont est soupçonné l’ancien PDG Carlos Ghosn auraient-elles pu être empêchées, et par qui ?

En théorie, de telles dérives spolient les actionnaires en les privant d’une part de profit et ils révoquent le dirigeant irresponsable. La réalité est moins simpliste. Même fraudeur, un dirigeant peut présenter de bons résultats aux investisseurs, comme le fit M. Ghosn chez Renault, car dans les grandes entreprises des malversations limitées n’entament pas significativement les bénéfices. Ainsi, les profits réalisés grâce aux efforts de productivité des salariés peuvent permettre aux dirigeants de tirer des avantages privés, autant sous forme de bonus légaux que de rétributions personnelles plus opaques.

Dérives et réussites spectaculaires

Le contrôle par les marchés étant approximatif, il a fallu établir des superviseurs autorisés et légitimes, comme les commissaires aux comptes (CAC). Ceux-ci ont le devoir de vérifier la conformité des opérations comptables de l’entreprise et ils engagent leur propre réputation. On peut s’étonner que, malgré l’accumulation de fraudes imputées à M. Ghosn, la responsabilité des CAC successifs de Renault n’ait pas été beaucoup relevée. Ils plaideront sans doute qu’il était difficile de déceler des abus portant sur des montants faibles comparés aux flux financiers énormes que génère une telle entreprise. Peut-être, mais cela laisse planer un doute global sur la fiabilité de leur contrôle.

Le conseil d’administration est aussi supposé exercer une vigilance sur d’éventuelles dérives du dirigeant. Celui de Renault est doté d’un comité d’audit, d’un comité de la gouvernance et des rémunérations, et d’un comité de l’éthique et de la responsabilité sociale et environnementale (RSE).

Reste à savoir ce que ces comités peuvent effectivement contrôler. Leur mission devient particulièrement incommode quand le président du conseil d’administration qu’il s’agit de surveiller est une personnalité charismatique et performante comme M. Ghosn. Ses excès ou ses dérives étaient couverts par les réussites spectaculaires qui assuraient sa légitimité d’entrepreneur. Délicat de le suspecter sans mettre en cause celle-ci…

Les multiples difficultés du contrôle doivent être surmontées si on veut que la responsabilité éthique des entreprises ne soit pas réduite à une abstraction complaisante et constitue, de ce fait, une source de frustration et de défiance publique accrue. Les obligations et les moyens nécessaires pour exercer efficacement le pouvoir de veiller aux engagements des grandes entreprises seront au cœur des prochaines réformes de leur gouvernance. On pourra ainsi éviter que leur responsabilité ne soit discutée qu’à l’occasion de sordides scandales.

L’Esprit malin du capitalisme

Paru le 23 octobre 2019 aux éditions DDB

Notre avenir sera si riche que nous n’avons pas à nous soucier des dettes qui s’accumulent : elles seront effacées par les performances du futur. Et si l’homme est un être nuisible qui a dévasté la planète, il pourra sans problème être régénéré et « augmenté » par les miracles de la technologie. Telles sont les promesses que nous fait le capitalisme spéculatif.

Depuis près d’un demi-siècle, cet esprit malin a saisi la sphère financière, puis l’économie réelle, et enfin la société tout entière. Il a bouleversé le travail, la consommation, les entreprises, les mentalités et la vie quotidienne pour produire une société matérialiste, fébrile et fataliste. Rebondissant à chaque crise, il a pris la forme de la financiarisation, puis de la digitalisation. Il prépare déjà sa nouvelle mue.

À chaque fois, il nous fait espérer un avenir qui nous sauvera, tout en nous susurrant que l’être humain en sera exclu s’il ne s’adapte pas. Voici donc le récit de ce destin qu’on nous dit implacable, de son origine à son non moins implacable dénouement.

Vous n’avez que 30 secondes pour découvrir le livre ? Voici le teaser 1 :

Les salariés ignorent l’activité de leurs collègues

Echanger sur son travail permet de redécouvrir ce que des activités très individualisées et en mutation perpétuelle font souvent oublier : le respect pour le travail des autres

Source

Lors d’un récent séminaire, un jeune dirigeant expliquait qu’il avait établi la règle suivante dans sa start-up de dix-sept collaborateurs : chaque lundi matin, tout le personnel se retrouve autour d’un café et chacun doit dire en deux minutes quelles seront ses principales activités de la semaine. Cet exercice de communication s’est imposé parce que, du fait de l’activité tourbillonnante de l’entreprise, les collaborateurs étaient devenus incapables de comprendre le travail de leurs collègues.

Si une telle méconnaissance existe déjà dans de très petites entreprises, on peut imaginer combien elle est étendue dans les grandes organisations. Dans bien des cas, la plupart des employés n’ont aucune idée du contenu du travail des autres salariés, quand bien même ils les côtoient.

Cette ignorance généralisée est préjudiciable à ce que l’économiste américain Harvey Leibenstein (1922-1994) a appelé l’X-efficience, c’est-à-dire la création de valeur spontanée, qui naît du croisement (c’est le sens du X) des compétences et des activités dans une communauté de travail (Inside the Firm : The Inefficiency of Hierarchy, Harvard University Press, 1987).

Or, la multiplication de fonctions nouvelles et parfois énigmatiques liées à la financiarisation puis à la transformation numérique des entreprises, mais aussi les réorganisations à répétition, l’intensification des processus de production, la course à la performance individuelle, la mobilité et l’extrême division technique des tâches ont contribué à cloisonner les représentations au point que des salariés ignorent l’activité de leurs collègues, à l’exception de la partie, souvent étroite, avec laquelle on est en contact pour assurer ses propres activités.

« Intelligence collective »

Le métissage « naturel » des idées ou des compétences est devenu si difficile, que les entreprises doivent mettre en œuvre des politiques pour inciter à la collaboration et pour faire naître de « l’intelligence collective » au bénéfice de projets communs. Pour utiles qu’elles soient, ces politiques ne prennent pas toute la mesure de la situation : les collaborateurs ne travaillent pas ensemble « naturellement » parce qu’ils n’ont simplement plus le temps de s’intéresser au contenu du travail des autres.

Dans le récent ouvrage qu’il a coordonné (L’Entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue, Nouvelle cité, 290 pages), le professeur de gestion Mathieu Detchessahar rappelle l’importance des espaces « gratuits » d’expression et de discussion sur le contenu du travail, sans leur assigner des objectifs de résultats immédiats.

En exposant régulièrement ce qu’ils font, les salariés se découvrent mutuellement, ils mettent au jour les environnements qui favorisent ou contraignent leurs tâches, les habilités et les expertises déployées. Non seulement ils informent les managers sur la réalité du travail plus sûrement que ne le font les tableaux de bord, mais ils s’aident à trouver des solutions ou ils repèrent des collaborations possibles. Accessoirement, échanger sur son travail permet aussi de redécouvrir ce que des activités très individualisées et en mutation perpétuelle font souvent oublier : le respect pour le travail des autres.

L’intégration ESG en France

« L’intégration ESG est l’une des approches d’investissement responsable qui se développe particulièrement vite. Ce concept très large englobe différentes pratiques d’utilisation de l’analyse sur des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans la gestion financière.

Elle sert à identifier et mesurer ce qu’on appelle la « matérialité » des risques et opportunités ESG pour les entreprises ou d’autres types d’émetteurs. »

Source.

La nation, une ressource économique incontournable

Huawei chief financial officer Meng Wanzhou talks with a member of her private security detail after they went into a wrong building while arriving at a parole office in Vancouver, British Columbia, Wednesday, Dec. 12, 2018. (Darryl Dyck/The Canadian Press via AP)

On avait cru que la mondialisation de l’économie effacerait les pouvoirs des nations. Non seulement il n’en est rien, mais ces pouvoirs semblent être des armes efficaces dans la guerre que se livrent les entreprises géantes. Chronique extraite du Monde

Chaque mois apporte une nouvelle preuve de l’importance des ressources nationales dans le jeu économique. Après Nissan, en novembre 2018, qui a mis en tension son alliance avec Renault en saisissant la justice nippone contre son président français, Carlos Ghosn, c’est la justice américaine qui a lancé, en janvier, vingt-trois chefs d’accusation contre le géant chinois des télécommunications Huawei et sa directrice financière, Meng Wanzhou.

En février, l’Etat néerlandais annonce vouloir monter au même niveau que l’Etat français (soit 14 %) dans le capital du consortium Air France-KLM pour rééquilibrer les pouvoirs. En mars, les tensions montent entre l’italien Luxottica et le français Essilor qui venaient de fusionner en octobre 2018 pour former le leader mondial des lunettes et des verres optiques.

On avait cru que la globalisation de l’économie effacerait les pouvoirs des nations. Non seulement il n’en est rien, mais ces pouvoirs semblent être des armes efficaces dans la guerre que se livrent les entreprises géantes.

D’une part, les frontières protègent leurs marchés et leurs investissements et elles limitent la compétition : tel est, par exemple, l’intérêt d’une ouverture réservée aux entreprises nationales ou installées localement des énormes marchés publics chinois ou américains.

D’autre part, dans les combats qui se déroulent au cœur des instances de gouvernance des grandes entreprises, le recours aux intérêts nationaux est un moyen de conserver ou de s’emparer du pouvoir : ainsi en est-il des cas Renault-Nissan ou Air France-KLM.

Gagnants et perdants

Les entreprises géantes demeurent transnationales et la tendance aux méga-OPA se poursuit. Les tensions nationales ne signifient donc pas un recul de la mondialisation, mais elles montrent qu’on l’avait mal interprétée. La mondialisation ne signe pas l’effacement des frontières.

Les gagnants sont ceux qui savent en jouer parce qu’ils ont compris que les normes, les taxes et les contraintes juridiques nationales sont des sources d’avantages pour ceux qu’elles protègent. Les perdants sont les naïfs qui ont cru que le libre-échange signifiait un espace mondial homogène et se sont laissé envahir par des concurrents appuyés sur leurs marchés intérieurs mieux défendus.

Signe des temps, dans son livre, L’Affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques(Tallandier), Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, montre l’importance que revêt désormais la dimension géopolitique comme ressource stratégique des très grandes entreprises.

Au même moment, Andreas Wimmer, professeur à l’université Columbia (New York) reconsidère dans la prestigieuse revue Foreign Affairs les limites mais aussi les vertus du nationalisme (« Why Nationalism Works. And Why it Isn’t Going Away », mars-avril 2019). Les politiques continuent à opposer la mondialisation heureuse à la montée dangereuse du nationalisme. Ils gagneraient à changer de logiciel, parce que la réalité du monde économique est plus complexe que ce manichéisme ne le laisse croire.

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