La gouvernance actionnariale rend aveugle les enjeux climatiques par Bertrand Valiorgue

L’ampleur et l’irréversibilité des dérèglements climatiques ne font plus aucun doute et chacun pressent que nous entrons dans un monde fondamentalement différent de celui que nous avons connu. Certains vont même jusqu’à parler d’un changement de phase géologique du système Terre et parlent d’une entrée dans l’Anthropocène afin de désigner l’immensité des transformations qui sont en cours.

Ces transformations percutent de plein fouet les sociétés, les économies et bien évidemment les entreprises. Pour celles qui sont les plus conscientes et sensibles, deux grands objectifs stratégiques sont à l’ordre du jour : l’atténuation et l’adaptation.

 

L’atténuation vise à réduire au maximum les impacts négatifs que l’activité des entreprises génère sur le système Terre. L’enjeu de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et plus singulièrement du CO2, est devenu incontournable afin de limiter l’ampleur du réchauffement des températures. Cet objectif d’atténuation porte également sur la préservation de la biodiversité, la protection de la ressource en eau, l’artificialisation des sols. Ces enjeux sont à l’heure actuelle moins bien appréhendés par les entreprises que le CO2 mais ils vont immanquablement s’imposer avec une forte acuité dans les mois et années qui viennent. L’atténuation, c’est entreprendre un bouquet d’actions afin de réduire au maximum les impacts négatifs des entreprises sur le système Terre et ne pas dépasser certaines limites susceptibles de compromettre le développement de la civilisation humaine.

 

L’enjeu de l’atténuation des impacts négatifs est très loin d’être atteint mais c’est aujourd’hui le mieux compris par les entreprises et leurs dirigeants. Il ne constitue néanmoins qu’une partie des actions que les entreprises doivent mettre en œuvre face au changement climatique. Il est en effet indispensable que les entreprises se préparent à un monde très différent. Un monde qui sera traversé par des aléas climatiques plus intenses et plus fréquents. Un monde dans lequel l’abondance en eau, en énergie et en sol va se tarir. Un monde dans lequel certaines infrastructures vont être fragilisées. Un monde dans lequel la production de l’alimentation va se complexifier et générer des dynamiques inflationnistes que les gouvernements peineront à contenir. Un monde dans lequel les institutions démocratiques et les fondements du libéralisme seront mises à rude épreuve. L’adaptation, c’est comprendre que nous sortons d’un monde d’abondance et que les entreprises devront construire des projets socio-économiques qui intègreront pleinement les considérations climatiques, environnementales et énergétiques.

 

Ce double défi de l’atténuation et de l’adaptation aux dérèglements climatiques est une composante clé de la dynamique de sociétalisation qui traverse les entreprises.  Ce n’est bien évidemment pas le seul mais c’est celui qui charrie le plus d’inquiétude, d’urgence et de complexité. Le relever passe par un changement de paradigme stratégique au sein de la gouvernance des entreprises.

 

Pour Alain-Charles Martinet[1], un paradigme stratégique correspond à un schéma de pensée qui fournit des repères à l’action des dirigeants en délimitant ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Il définit les buts à atteindre mais également des contraintes à respecter. Il convoie un imaginaire qui structure les pratiques et les décisions prises par les dirigeants. Il s’incarne dans des dispositifs de gestion et de pilotage qui façonnent une certaine représentation de l’entreprise et des performances à atteindre.

 

La gouvernance dite actionnariale nourrit depuis 40 ans un paradigme stratégique qui orientent les décisions des dirigeants en faveur de l’atteinte d’objectifs financiers et boursiers. Ce dernier se manifeste à travers des normes comptables et financières, des codes de gouvernance, des outils de gestion, des indicateurs clés de performance qui sont puissamment installés. Dans son mode de fonctionnement actuel, le paradigme de la gouvernance actionnariale rend aveugle et caduque les enjeux climatiques. Seul un démantèlement de ce paradigme permettra de relever l’immense défi de l’atténuation et de l’adaptation.

 

Ce défi renouvelle en profondeur le rôle et les missions du conseil d’administration. Il ne s’agit plus de contrôler, de sanctionner et de révoquer les dirigeants à l’aune des performances boursières et financières qu’ils dégagent mais d’engager et susciter des conversations stratégiques autour des causes et conséquences du changement climatique. C’est au conseil d’administration qu’il revient de bâtir un nouveau paradigme stratégique borné par le double objectif de l’atténuation et de l’adaptation. Il doit le faire en engageant des conversations aussi bien avec les actionnaires que les dirigeants afin de dégager des marges de manœuvre et d’ouvrir de nouveaux horizons stratégiques. Dans le cas contraire, c’est le « business as usual » qui immanquablement s’imposera et comme nous le rappelle A-C Martinet « toute logique stratégique systématisée trop longtemps, contient et engendre sa propre destruction ». Reste désormais à comprendre que la logique portée par 40 années de gouvernance actionnariale peut emporter avec elle toute une partie du vivant et plus particulièrement Homo Sapiens.

[1] https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2002-5-page-57.htm

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