Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, est intervenu lors de notre forum marseillais sur le thème “de quelle écologie l’humanité a-t-elle besoin ?“. Il propose quelques pistes de réflexion sur ce sujet.
“Nous devons rêver un monde de relations harmonieuses ; une planète heureusement habitable et belle. Une écologie intégrale.”
Pierre-Yves Gomez
Nature vs culture : quelques définitions
Pierre-Yves Gomez, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine : “Il ne faut pas avoir peur de se dire que l’écologie est avant tout un récit – à vocation politique et philosophique – qui a pour fonction de séparer la nature de la culture, en donnant à chacune d’elles sa place respective.
Sans doute est-il nécessaire de proposer ici une définition de la nature. J’aime bien celle du philosophe moraliste allemand Robert Spaemann : « On appelle nature tout ce qui ne dépend pas de l’action humaine ». De fait, dans notre milieu naturel, certaines choses ne dépendent pas de nous, elles sont données « par nature » : l’existence des forêts, des planètes ou des espèces animales, des ouragans ou des forces gravitationnelles, etc. L’humain ne les crée pas, il ne peut que faire avec. Et dans l’humain aussi, certaines choses ne dépendent pas de lui ; on parle justement à ce propos de « nature humaine » pour désigner ce que nous pouvons détruire ou corriger en nous mais jamais inventer : par exemple, nous avons deux yeux et nous sommes des mammifères, etc.
À l’inverse de la nature, la culture considère les choses sous l’angle de leur contrôle et de leur utilisation dans un contexte économique et social. Elles deviennent des ressources ou des artefacts, elles ont une position dans une géographie sociale et économique : les matières premières, le travail, le corps humain, quand ils ne sont pas vus comme des dons mais comme des moyens d’agir – et, bien sûr, les machines et les organisations, etc. La frontière entre ce qui relève du donné, la nature, et du déterminé par l’humain, la culture, est très subtile et se déplace au cours de l’histoire, selon les récits qu’on en fait. L’écologie moderne est l’un de ces récits.
Cultiver un nouveau récit écologique
Or, le vice originel du récit écologique moderne est qu’il s’est constitué dès l’origine en réaction à la modernité capitaliste. Cela lui permettait de porter un jugement sur ce que faisait l’humain, tout particulièrement dans le cadre du capitalisme, de l’économie, pour transformer la nature en mines de ressources. Ce récit cherche donc à réinventer l’existence d’une nature « libre » de l’économie et des productions humaines, mais cette liberté se pense essentiellement comme une opposition au système capitaliste accusé, non sans sérieuses raisons, d’absorber tout le milieu naturel dans le système techniciste et économique. De ce fait, l’écologie se déduit en quelque sorte d’une opposition au capitalisme. Au lieu d’apporter un regard différent sur l’humain, la société, la production, elle se déploie comme une protestation à l’égard de ce que l’humain inflige à la « nature », à ce que la capitalisme détruit en elle.
Or, je crois que nous avons besoin d’une écologie qui passe du contre-récit au récit à part entière ; il faut qu’elle devienne un récit qui propose une vision de l’humain et d’une société juste et désirable indépendamment du capitalisme et de la modernité.
Or, depuis deux siècles, le matérialisme moderne propose un récit très simple pour le monde : augmenter le confort matériel de tous. Projet simple, presque envoûtant, qui est porté par le terme de “progrès”. Que pourrait proposer un nouveau récit écologique ? Tant qu’il en reste à des suggestions comme : il faut sauver la planète, il faut limiter les effets de tel gaz, il faut empêcher le développement de telle pratique ou projet, il demeure dans le contre-récit, l’empêchement, la limitation du discours principal qui reste le discours issu de la vision économiciste du monde. Comme une opposition au « progrès ».
Tant que l’on est “en réaction à”, on n’arrive pas à créer ce récit qui emporte, qui fédère. Pourquoi faut-il prendre soin de la planète ? De quoi la « sauver » ? Quelle amélioration de la vie des humains peut-on suggérer ? Tant que l’on ne fonde pas un récit aussi fort, enthousiasmant, que peut l’être le récit du progrès capitaliste, on reste à la merci de ce dernier.
Un récit invite au rêve ! Il s’agit de rêver un monde où l’on habite harmonieusement la société comme la Terre, un monde où l’on s’émerveille de notre milieu, de notre biotope, de notre humanité ; il nous faut rêver, indépendamment de tout système économique ou social, ce que signifie une planète heureusement habitable et belle. Oser un rêve fondateur.
Vers une écologie intégrale
Comment réussir à formuler et partager ce rêve ? Je vois trois conditions à cela :
- Affirmer le caractère intégral de l’écologie. L’ écologie est intégrale parce qu’elle comprend que la vie, ce sont des relations (entre les vivants, entre les vivants et les choses, avec le passé et le futur, tout un écheveau de relations vivifiantes). Il faut donc cultiver les relations à la manière dont on cultive un jardin : on aide à faire pousser mais on ne tire pas sur les tiges pour que ça pousse. Toute l’écologie est dans cette délicatesse intégrant les innombrables relations reçues et perçues comme fragiles et puissantes à la fois. Tout est lié pour être vivant. Cela demande un vrai changement de perspective : saisir les liens mais pas lier.
- Renouer avec l’humanisme. Il faut rappeler que l’être humain est la première victime d’une écologie insensée et le premier bénéficiaire d’une écologie intégrale ; il est la première victime d’un système économico-social qui le conduit à une consommation frénétique, abrutissante et à des liaisons mortifères. Peut-être est-ce également lui le coupable, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Il faut sortir de la honte écologique qui professe que l’humain est impur, mauvais et coupable. L’humanisme écologique inspirant passe par l’affirmation inconditionnelle de la dignité de tout humain ; cela exige que leur milieu soit favorable à l’émergence de la vie, avec les autres humains et avec le reste du vivant, notamment. Cet humanisme est le cœur même d’une écologie intégrale.
- Assumer la dimension spirituelle de l’écologie. Affirmer qu’il y a du spirituel dans cette façon d’appréhender le monde. Les grands auteurs qui se sont intéressés à l’écologie ont très souvent revendiqué une dimension spirituelle, quelle qu’elle soit. La démarche écologique ne peut pas s’appuyer que sur des techniques, des plans, des opérations et des solutions. Cela nous ferait retomber dans le matérialisme, et donc dans la négation de la nature comme ce qui nous est donné, gratuitement, pour que nous prenions soin des relations entre les êtres et les choses qui la trament.
Cette dimension spirituelle nous rend sensible aux drames du monde et nous pousse à agir en fonction ; c’est elle qui nous rend conscient que la nature implique quelque chose qui nous échappe, qui reste hors de toute possibilité de mainmise mortifère sur le vivant.”