La question du fondement légitime de la gouvernance s’étend désormais aux entreprises transnationales

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Tribune du Monde. 15 juin 2018

Le 23 avril 1848 eut lieu pour la première fois en France l’élection d’une Assemblée constituante au suffrage universel. Jusqu’alors, le suffrage censitaire réservait le droit de vote à une minorité de propriétaires au motif que, détenant une certaine fortune et contribuant par leur impôt au budget de l’Etat, ils avaient un intérêt singulier à participer aux affaires publiques : les erreurs des politiques pouvaient déprécier leur patrimoine. Selon ce principe, le droit de vote généralisé encourage les promesses démagogiques envers ceux auxquels elles ne coûtent rien.

L’universalité du suffrage, elle, établit que la qualité d’électeur est fondée sur la seule citoyenneté. Telle fut la grande rupture dans la gouvernance de nos sociétés : ce n’est pas l’intérêt individuel et patrimonial qui légitime le droit de choisir nos dirigeants, mais l’égale appartenance des électeurs à la nation. Le suffrage universel affirma que le corps social était le bien commun de tous ceux et celles qui le construisent par leur travail, leur capital, leurs idées ou leurs engagements, et qui manifestent en votant un intérêt pour son devenir. Pas à pas, l’électorat a pu être élargi (genre, âge), selon ce principe, à toute la population majeure.

Un tel exercice de la souveraineté n’a pas néanmoins jailli d’une simple loi. Alain Garrigou a montré dans sa passionnante Histoire sociale du suffrage universel en France (Seuil, 2002) que la démocratie s’est développée comme une « technique sociale » donnant aux électeurs des règles de conduite, y compris en tant qu’individus. Elle a exigé leur éducation (instruction publique obligatoire), leur participation au financement de l’Etat (universalisation de l’impôt), l’autorisation des partis politiques de masse ou la médiatisation ritualisée des débats. L’élection de 1848 a inauguré une transformation de la société française qui s’est déployée sur des décennies, au fur et à mesure que furent « inventés » les compétences et les devoirs des électeurs.

Elargir la souveraineté

Moins de deux siècles plus tard, la question du fondement légitime de la gouvernance s’étend désormais aux entreprises transnationales. Du fait de leur taille, celles-ci peuvent échapper aux règles des Etats, leur puissance permet d’influencer les peuples et même d’agir sur les régulations publiques. Leur gouvernance importe donc : qui a le droit légitime d’exercer en leur nom le pouvoir souverain ?

Par pouvoir souverain, on entend le droit de nommer les dirigeants et de légitimer l’orientation générale de l’entreprise. Il est confié le plus souvent aux propriétaires de parts sociales, les actionnaires. Leurs intérêts exigent en effet une bonne gestion puisque, en cas de mauvais résultats, ils perdent sinon leur patrimoine, tout au moins une partie de sa valeur. Elargir la souveraineté à des parties prenantes, qui ne perdraient rien en cas d’erreur de gestion, serait favoriser la démagogie. Tels sont les arguments militant pour un suffrage censitaire réservé aux actionnaires.

On leur oppose que l’intérêt des actionnaires peut se réaliser au détriment des autres acteurs qui participent aussi à la création de valeur. Si ceux-ci s’intéressent à la continuité de l’entreprise et s’ils s’en sentent responsables, ils doivent pouvoir participer à sa gouvernance. C’est la logique d’un suffrage universel ouvert aux parties prenantes.

Ces arguments prolongent les batailles politiques engagées depuis le XIXe siècle. L’Histoire montre que si les parties prenantes assumaient un jour l’exercice du pouvoir souverain, ce ne serait pas par un simple remplacement des actionnaires. Comme pour la démocratie politique, une « technologie sociale » se déploierait, impliquant l’invention de nouveaux rituels de gouvernance, l’éducation massive des parties prenantes, des modes originaux de représentation de leurs opinions, la possibilité de débats publics entre elles. Au-delà des entreprises, ces transformations affecteraient toute la société. En attendant, le règne des actionnaires conforte la culture dans laquelle nous vivons.

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