Chronique du Monde du 10 octobre 2019.
Devenue une institution majeure de la société contemporaine, l’entreprise a vu s’élargir le champ de sa responsabilité : d’abord économique et sociale, puis sociétale, politique et environnementale, elle est désormais morale. Il ne s’agit plus de constater a posteriori les impacts qu’elle produit sur son écosystème, mais d’attendre a priori que sa gestion se conforme aux exigences éthiques de la société.
Mais la mise en œuvre d’une telle responsabilité demeure incertaine si on ne sait pas l’imputer concrètement aux acteurs qui, en interne, sont chargés de garantir les pratiques acceptables et d’empêcher les dérives ou les abus. Or il n’est pas aisé de passer de l’idée générale aux processus efficaces, comme le montre l’affaire Renault-Nissan sur le difficile contrôle du comportement d’un grand dirigeant. Dans une entreprise « responsable » comme Renault, les malversations dont est soupçonné l’ancien PDG Carlos Ghosn auraient-elles pu être empêchées, et par qui ?
Dérives et réussites spectaculaires
Le contrôle par les marchés étant approximatif, il a fallu établir des superviseurs autorisés et légitimes, comme les commissaires aux comptes (CAC). Ceux-ci ont le devoir de vérifier la conformité des opérations comptables de l’entreprise et ils engagent leur propre réputation. On peut s’étonner que, malgré l’accumulation de fraudes imputées à M. Ghosn, la responsabilité des CAC successifs de Renault n’ait pas été beaucoup relevée. Ils plaideront sans doute qu’il était difficile de déceler des abus portant sur des montants faibles comparés aux flux financiers énormes que génère une telle entreprise. Peut-être, mais cela laisse planer un doute global sur la fiabilité de leur contrôle.
Reste à savoir ce que ces comités peuvent effectivement contrôler. Leur mission devient particulièrement incommode quand le président du conseil d’administration qu’il s’agit de surveiller est une personnalité charismatique et performante comme M. Ghosn. Ses excès ou ses dérives étaient couverts par les réussites spectaculaires qui assuraient sa légitimité d’entrepreneur. Délicat de le suspecter sans mettre en cause celle-ci…
Les multiples difficultés du contrôle doivent être surmontées si on veut que la responsabilité éthique des entreprises ne soit pas réduite à une abstraction complaisante et constitue, de ce fait, une source de frustration et de défiance publique accrue. Les obligations et les moyens nécessaires pour exercer efficacement le pouvoir de veiller aux engagements des grandes entreprises seront au cœur des prochaines réformes de leur gouvernance. On pourra ainsi éviter que leur responsabilité ne soit discutée qu’à l’occasion de sordides scandales.