La société de privilèges (La sociétalisation, épisode 8)
Le montant des rémunérations des grands dirigeants d’entreprise revient désormais dans l’actualité avec la régularité de ce que le langage journalistique appelle un marronnier. Autrement dit une information aussi récurrente et sans conséquence que la chute des feuilles en automne. Les termes du débat, les arguments convenus et les indignations résignées sont connues d’avance. On sait qu’ils ne changeront rien.
Ce qui ne fait plus scandale
Ainsi la rémunération extravagante de 36 millions d’euros obtenue par Carlos Tavares, dirigeant du groupe Stellantis, pour l’année 2023 n’a pas longtemps intéressé le public, et la courte sidération de certains a été finalement oubliée dans l’indifférence fataliste de beaucoup.
C’est qu’il semble désormais admis que la gratification des grands dirigeants relève du contrat privé supposé conclu avec les seuls actionnaires et que ceux-ci l’ont accordée à M. Tavares par une majorité de 70 % lors de l’assemblée générale. La critique s’essouffle alors comme si elle devenait inconvenante quand elle n’est pas interprétée, dans les termes fréquents d’un psychologisme primaire, comme le fruit de jalousies inassouvies ou d’un supposé complexe des Français à l’égard des grandes fortunes.
Finalement, savoir si Monsieur Tavares mérite un tel niveau de revenu plutôt qu’un autre soulève des questions morales et politiques vues naguère comme essentielles à l’ordre social mais qu’il semble inutile de poser encore.
Privilèges de situation
Car la réalité brutale est que cette rémunération a été obtenue parce que Carlos Tavares bénéficie d’un rapport de force favorable dans la gouvernance de son entreprise : d’une part, les succès économiques de Stellantis lui permettent d’influer sur les critères définissant le calcul de son bonus (qui intègre par exemple les performances financières mais pas les impacts écologiques à long terme de sa stratégie) ; d’autre part, pour les actionnaires qui le valident, son montant reste dérisoire relativement au coût d’une protestation visant à l’efficacité. M. Tavares fait payer sans réticence le prix spectaculaire d’un privilège de situation.
Mais il n’est pas le seul. Des acteurs le font partout comme l’a montré l’actualité récente. Ainsi les personnels de la SNCF ont-ils réussi à négocier une adaptation de leurs conditions de départ à la retraite plus favorable que celles que la loi de 2023 impose à l’ensemble des salariés : ici encore, savoir si la pénibilité de leurs métiers mérite un traitement d’exception ouvre un débat pipé. En vérité, le rapport de force est favorable aux agents de la SNCF, d’une part parce que leur capacité de bloquer les transports à l’approche des jeux olympiques constitue une menace crédible ; d’autre part, parce que le coût annuel de l’avantage obtenu (300 millions) paraît négligeable dans l’esprit des usagers ou des contribuables quand la dette publique dépasse désormais 3000 milliards d’euros.
Perte du sens du bien commun
L’exploitation, ici et là, de privilèges de situation participe à la dissolution globale du sens du bien commun caractérisant la sociétalisation du capitalisme occidental. Chacun défend de bonne foi et en invitant les autres à en faire autant, l’avantage qu’il se sent en droit de saisir, sans considérer les conséquences pratiques ou symboliques sur le corps social. On se résigne d’autant plus aux privilèges d’autrui qu’ils justifient le principe d’en exiger pour soi-même. Ainsi la forêt des multiples intérêts singuliers pousse-t-elle silencieusement, protégée plus que cachée par l’arbre exorbitant des rémunérations extrêmes.