Dans un contexte de crise sociale du sens et notamment celui du travail, les textes du philosophe Günther Anders sont à relire. Ils invitent à prendre au sérieux la lucidité morale de collaborateurs émancipés et confrontés aux injonctions complexes d’activités divisées et globalisées, explique dans sa chronique l’économiste Pierre-Yves Gomez.
Gouvernance. La possibilité d’un mal systémique est devenue évidente après la seconde guerre mondiale, les tragédies de la Shoah et de la bombe atomique. Comment des sociétés de haute civilisation acceptent-elles la barbarie radicale dont elles se croient prémunies ? Beaucoup d’auteurs, comme récemment encore Johann Chapoutot (Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020), ont lié cet aveuglement à la production industrielle de masse et à la managérialisation qui se sont généralisées dans les années 1920, jusqu’à permettre l’anéantissement méthodique de millions d’êtres humains.
L’organisation dite scientifique du travail repose sur un système technique complexe que personne ne maîtrise plus et qui produit mécaniquement et avec une performance inégalée ce pour quoi il est conçu : des automobiles, des denrées alimentaires – et parfois des cadavres. D’où un mal autonome résultant du système.
D’où aussi une interrogation sur la liberté individuelle, celle du collaborateur comme celle du dirigeant, humains pris dans l’engrenage de l’appareil productif quand ils ne peuvent interroger ni la rationalité ni les objectifs, ce qui les condamne à abdiquer leur épaisseur éthique.
Nul mieux que le philosophe allemand Günther Anders (1902-1992) n’a affirmé la nécessité d’opposer un refus moral au fonctionnement froid de la machine industrielle en soulignant la tension irréductible entre la liberté de la personne au travail et l’obéissance servile aux règles du système technico-économique. Il le fit dans son maître ouvrage, L’Obsolescence de l’homme (1954), mais aussi dans des publications en forme de lettres ouvertes, dont l’admirable Nous, fils d’Eichmann (1988) ou son échange avec Claude Eatherly, le pilote qui rendit possible Hiroshima (Hiroshima est partout, 1995).
Implacable efficacité
A partir de ces tragédies, Günther Anders décrit la léthargie cognitive qui incite à s’exempter de toute responsabilité morale par de commodes « je ne pouvais pas faire autrement » ou « je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». Quand le système productif est si gigantesque et complexe qu’il devient difficile d’en connaître tous les effets, la raison ne se laisse plus fasciner que par son implacable efficacité.
Le travailleur se soumet alors moralement à l’ordre mécanique dans lequel il s’insère comme une pièce indispensable – bien que remplaçable. C’est même la fragilité de sa position qui le conduit à relâcher son esprit critique pour conformer ses efforts à la logique du résultat et aux satisfactions de la performance. En retour, l’absence de jugement moral individuel au profit des sèches exigences de la machine économique est une condition du bon fonctionnement de celle-ci – jusqu’à ce qu’un drame réveille chacun à la responsabilité qui fut la sienne dans sa survenue.
Parce qu’on repère aujourd’hui diverses formes d’une crise sociale du sens et notamment du sens au travail, les textes d’Anders sont à lire et relire. Ils invitent à prendre au sérieux la lucidité morale de collaborateurs émancipés et confrontés aux injonctions complexes d’activités divisées et globalisées. Ils aident aussi à saisir la portée d’initiatives récentes comme celles de « raison d’être » ou de « mission » de l’entreprise et pourquoi elles ne doivent pas rester de simples allégories.
En s’engageant sur les objectifs supérieurs qu’elle revendique, l’organisation donne droit aux collaborateurs d’y coopérer en conscience. Elle manifeste ainsi qu’elle ne les réduit pas à des compétences au service d’une machine, mais qu’elle les voit d’abord comme des humains, animés donc d’aspirations éthiques.