Sagesse d’un russe
Gouvernance. Dans un ouvrage qui fit date, Harvey Leibeinstein montrait que si l’efficacité économique dépend du montant de capital et de travail investi, elle ne résulte pas de la simple addition de ces facteurs : plus que l’accumulation massive de moyens de production, la capacité des travailleurs à se mobiliser dans un projet qui a du sens détermine les résultats. C’est ce qu’il appelle l’X-efficience (General X-Efficiency Theory and Economic Development, 1976).
Il empruntait cette idée au grand romancier russe Léon Tolstoï qui, dans son chef d’œuvre La Guerre et la Paix, développe des réflexions pénétrantes sur les mécanismes de l’Histoire et sur ce qui motive les mouvements de fond dans les sociétés humaines. Analysant l’échec de l’invasion de la Russie par les Français en 1812, il se demande pourquoi une telle concentration de moyens matériels et humains n’avait pu empêcher de conduire au désastre la Grande armée napoléonienne.
Quand la perte de sens s’immisce sur les champs de bataille
Il repère deux erreurs décisives dont la portée dépasse cette tragédie : la première est de croire que la volonté du chef militaire et ses ordres suffisent à mouvoir les masses qu’il commande ; en réalité, ce sont les volontés de milliers d’humains impliqués dans l’organisation des opérations qui prennent des milliers de décisions à différents niveaux et, en s’alignant plus ou moins consciemment sur l’idée d’un projet commun, assurent sa réussite.
La deuxième erreur est de négliger le rôle que joue le sens moral de ces humains, c’est-à-dire le sentiment qu’ils agissent collectivement pour une cause qui vaut la peine de s’engager, de prendre des initiatives et de soutenir un effort dans la durée.
Faute de cette lucidité, Napoléon a cru que donner des ordres suffisait pour être obéi, sans considérer que, dans la pratique, leur traduction aux différents échelons n’était pas cohérente ; et que ce manque de cohérence tenait à l’incompréhension par les gradés comme par la troupe, de la raison de l’aventure guerrière dans laquelle ils étaient embarqués, face à des ennemis qui, eux, savaient qu’ils luttaient pour leur survie.
De Tolstoï à Leibeinstein : l’X-efficience, ou l’importance de la mobilisation des travailleurs
En s’inspirant de Tolstoï, Leibenstein rappelait que la vie des entreprises peut aussi pâtir de ces deux erreurs. D’une part, lorsque le dirigeant, aveuglé par son inspiration, agit comme si l’organisation n’était d’une mécanique animée par ses décrets et s’étonne que les choses ne se passent pas comme prévu, en incriminant l’incompétence de ses collaborateurs plutôt que sa naïveté. D’autre part, lorsque le corps social ne comprend pas ou ne partage pas les objectifs prescrits, l’intérêt d’un changement ou la pertinence d’une stratégie : alors, l’articulation des multiples décisions prises dans l’entreprise se désagrège et les efforts des collaborateurs Gér tendent vers le minimum. L’entreprise poursuit sa trajectoire sous l’effet de l’inertie, mais faute d’X-efficience, il lui manque l’ardeur qui oriente les énergies vers le but.
Le besoin de retrouver du sens et de la justice dans les stratégies n’est donc pas un supplément d’âme, mais la raison des performances des organisations ou la cause de leurs échecs. Cette exigence s’impose aujourd’hui autant aux chefs d’entreprise qu’aux chefs de guerre. Sans quoi ils risquent d’entendre tôt ou tard les mots que Tolstoï fait prononcer, au soir de la bataille de Borodino, à la pluie tombant « sur les soldats exténués, sur ceux qui perdent confiance. Elle semblait leur crier ‘’ Assez, assez, malheureux. Cessez…Reprenez vos esprits…Que faites-vous donc ? ‘’ »