La science de gestion est cette discipline des sciences humaines qui étudie la nature, la rationalité et les conséquences des décisions prises dans l’entreprise ou au nom de l’entreprise. Son propos est de comprendre comment l’organisation productive s’autorégule et se prérennise dans le contexte politico-économique du capitalisme, soit du fait de microdécisions locales, soit du fait des décisions stratégiques engageant l’ensemble de l’appareil de production. En conséquence, elle suppose à l’entreprise une capacité de décision suffisamment autonome pour qu’elle puisse être observée comme un acteur auto-organisé. Le champ du gouvernement des entreprises étudie, en particulier, comment le pouvoir entrepreneurial du dirigeant est défini et légitimé par son environnement politico-légal, assurant ainsi le degré de souveraineté de la firme comme unité économique et sociale. Le gouvernement d’entreprise pose ainsi les conditions politiques assurant la latitude discrétionnaire du dirigeant et, en conséquence, le degré d’autonomie stratégique de l’entreprise.
Depuis les années 1990, les pratiques dites de corporate governance ont remis en cause le gouvernement d’entreprise par les managers : d’une part, elles ont modifié les rapports de pouvoir au sommet des entreprises, en favorisant un contrôle systématique des dirigeants par les représentants des propriétaires capitalistes : administrateurs indépendants ou comité ad hoc; d’autre part, au nom de la « transparence », elles ont obligé l’entreprise à mettre à disposition des marchés financiers un flux d’information considérable sur son activité, remettant en question le mythique « secret des affaires » au profit de la non moins mythique « transparence ». Ces évolutions affirment le pouvoir des actionnaires, nombreux et dilués dans le public, qui seraient les nouveaux acteurs décisionnels légitimes pour orienter l’activité et la trajectoire de l’entreprise, notamment en usant des marchés financiers.
Cette situation nouvelle pose des questions de fond à la science de gestion. Car si l’orientation stratégique des entreprises est déterminée largement par les marchés financiers, qu’en est-il de l’autonomie décisionnelle des entreprises ? Si l’allocation des ressources et l’évaluation des résultats sont sanctionnés par des investisseurs qui ont leur propres intérêts privés, peut-on encore considérer que la trajectoire économique de l’entreprise est le fruit d’une auto-organisation ? Si la transparence de l’information sert des acteurs extérieurs, qu’en est-il de la capacité de différenciation et d’autorégulation des firmes sur leur marché ? Devenue un espace économique, la firme serait de moins en moins un espace politique autonome qui pourrait défendre une logique d’action entrepreneuriale distincte des « attentes du marché ». Ce discours, qui peut paraitre excessif, est pourtant couramment soutenu par la théorie financière et par un usage radical de la théorie de l’agence comme fondement idéologique de la corporate governance contemporaine, et finalement par les pratiques gestionnaires qui, orientant l’activité productive vers la « création de valeur pour l’actionnaire », justifient les bonnes pratiques de management par le profit des investisseurs. Il ne s’agit donc pas d’une hypothèse intellectuelle mais de la doxa contemporaine, qui influence les représentations des acteurs de l’entreprise et intéresse, au moins à ce titre, le chercheur en gestion.
Sommes-nous confrontés à l’émergence d’une forme nouvelle d’entreprise, soumise aux jeux d’intérêts qui lui sont extérieurs, une firme sans frontières pour lui permettre d’affirmer sa capacité politique d’auto-organisation et donc son indépendance gestionnaire ? Nous montrons dans ce chapitre que, malgré les apparences, cela ne correspond pas à la réalité objective. Pour cela, nous décrivons la doxa contemporaine comme un fatalisme économique qui postule la mutation des entreprises par l’effet spontané des forces de régulation à l’oeuvre. Nous proposons à ce libre jeu, celui des différents acteurs concrets qui participent au gouvernement des entreprises. Si comme le postule la théorie de l’agence, le gouvernement des entreprises est devenu le lieu d’un rapport de forces entre actionnaires et dirigeants, encore a-t-il fallu que ces derniers modifient le capital des entreprises de manière à donner éventuellement du poids aux propriétaires capitalistes. Ce qui laisse supposer que le rapport de forces n’est peut-être pas si conflictuel que postulé… Aussi dès lors que l’on s’intéresse non pas aux frontières de la firme, mais à ceux qui les dessinent, on peut mettre en évidence les nouveaux pouvoirs sur et dans l’entreprise. Nous montrons comment une nouvelle oligarchie financière a recomposé les rapports et les lieux de pouvoir sur l’entreprise et redéfini de ce fait, ses capacités d’autonomie. Loin d’être soumise aux jeux du marché, la firme est gouvernée par ceux qui tirent leur puissance de la capacité à modifier des frontières. Ainsi, à contre-courant de la pensée dominante, nous considérons que le politique prime sur l’économique pour expliquer les mutations des firmes contemporaines, et nous plaidons pour que la responsabilité des acteurs de ces mutations soit clairement identifiée, quel que soit le jugement que l’on porte sur leurs actions.