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La justification du « prix » des dirigeants dans l’idéologie libérale. Une interprétation girardienne de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants (1989-2008)
La thèse de Benjamin Chapas porte sur la question de la rémunération des dirigeants de grandes sociétés cotées et, de manière plus précise, sur les problèmes de justification posés par certains montants et pratiques de rémunération. L’enjeu est d’étudier l’origine et la signification de la controverse publique sur le sujet en la mettant en rapport avec le modèle économique libéral qui dit que le « prix » du dirigeant est un simple prix de marché, soit le produit d’une confrontation entre une offre et une demande de travail managérial de haut niveau. En cela, notre objectif n’est pas de porter un jugement ou une simple évaluation sur la rémunération des dirigeants, mais de comprendre comment et en quoi la controverse étudiée fait problème, comment et en quoi elle interroge, en miroir, la nature et le fonctionnement des sociétés libérales. La démarche est donc « compréhensive », au sens où il s’agit de prendre appui sur le discours des acteurs de la controverse pour « déconstruire » un modèle de justification en apparence élémentaire, qui est aussi l’expression de l’idéologie dominante.
La thèse se compose de cinq chapitres.
Dans le premier chapitre, consacré à la présentation de l’épistémologie et de la méthodologie de notre recherche, nous commençons par rappeler que cette problématique nous situe dans le champ de la « sociologie de la critique » – qui analyse les conditions de la critique par le corps social et ses conséquences sur la dynamique des sociétés. Notre objectif est d’insister sur la nature essentiellement interprétative de notre travail, dans le cadre duquel il nous faut saisir la manière dont le sens commun fait prise avec la question de la rémunération des dirigeants à partir des « traces » que les acteurs ont laissées dans la presse écrite. Par suite, nous précisons quelles sont les règles d’une interprétation réussie dans cette perspective, c’est-à-dire fidèle aux transformations que les acteurs font eux-mêmes subir au dossier à travers leurs dires et/ou leurs actions. En veillant à ce qu’un retour sur le contenu de leurs arguments soit toujours possible, ce qui est crucial dans une optique compréhensive, nous montrons que cela passe par la création d’un « langage-pivot ». Soit un langage qui, à partir de la langue des acteurs et sur la base de recoupements qu’ils feraient naturellement entre des désignations a priori hétérogènes, rend possibles des opérations qui ne peuvent être menées sans aucune instrumentation étant donné la taille de notre corpus de textes (1041 textes). C’est ainsi qu’en ancrant notre méthode au cœur du raisonnement interprétatif, nous nous donnons la possibilité de faire prise avec les grandes tendances de la controverse publique et, partant, d’interpréter un phénomène qui est surprenant au regard de l’omniprésence du modèle économique libéral dans la sphère académique.
Car comme nous le montrons dans le chapitre 2, ce modèle laisse à penser, dans son épure théorique, que cette controverse n’a tout simplement pas lieu d’être ; le « prix » du dirigeant étant censé refléter fidèlement sa « valeur » en raison de la concurrence qui s’exerce sur le « marché des dirigeants ». Aussi, pour expliquer malgré tout l’existence de la controverse sur rémunération des dirigeants, nous posons une hypothèse : celle de l’inculture économique des acteurs. Cette hypothèse vient naturellement à l’esprit au regard de l’apparent décalage qui existe effectivement entre les troubles que cette problématique provoque au niveau social et la solidité du modèle économique libéral auquel se réfèrent la grande majorité des chercheurs qui travaillent sur la rémunération des dirigeants. C’est ainsi qu’après la présentation du modèle, au sein duquel la justification de la rémunération des dirigeants se voit fondée sur la reconnaissance de leurs performances relatives, nous montrons que l’on retrouve de nombreux indices, dans le discours des acteurs, de cette « solution libérale » au problème de la rémunération des dirigeants. Selon nous, cela ne signifie pas que les acteurs connaissent le modèle théorique, mais qu’ils n’ignorent pas ses mécanismes et se réfèrent implicitement à lui. Ce qui est néanmoins suffisant pour invalider l’hypothèse d’ignorance des acteurs et justifier que nous ayons à chercher ailleurs l’origine et les causes de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants.
À cette fin, nous posons une nouvelle hypothèse de travail dans le chapitre suivant, celle des contradictions internes du modèle économique libéral. Cette hypothèse vient à son tour à l’esprit pour expliquer l’existence de la controverse après avoir montré que les acteurs n’ont de cesse de s’y référer. Aussi, pour la « tester », nous commençons par prendre appui sur un certain nombre de contradictions empiriques relevées dans la littérature savante. Cela afin de montrer qu’il est de prime abord difficile d’objectiver le lien entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise. Sur cette base, nous faisons ensuite le constat que les acteurs de la controverse publique émettent des critiques qui ne sont pas étrangères aux arguments des théoriciens du « pouvoir managérial », qui voient dans ces contradictions la marque de la « non-réalisation » des promesses libérales. C’est ainsi que les uns et les autres estiment que, dans le cadre libéral, les problèmes sont notamment dus au fait que les dirigeants ont le pouvoir d’instrumentaliser les dispositifs d’incitation et de contrôle censés réguler leur opportunisme et garantir, par suite, que seuls les « meilleurs » d’entre eux sont récompensés. Ce qui, à nos yeux, signifie que la controverse sur la rémunération des dirigeants offre comme un « écho du savoir », au sens où l’on retrouve les difficultés sur lesquelles buttent tous les théoriciens qui, dans la perspective libérale, appréhendent la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants sur la base d’une résolution (supposée) automatique par les « lois du marché ».
Dans le chapitre suivant, nous orientons alors l’analyse vers la compréhension des raisons pour lesquelles les acteurs continuent de se référer à un modèle qui est intrinsèquement problématique sur la question des rémunérations. Pour cela, nous testons l’hypothèse selon laquelle cet attachement n’est pas indépendant de la capacité de la pensée libérale à résister au défi posé par l’existence de ses contradictions internes en raison d’une croyance forte : celle selon laquelle ces dernières peuvent être dépassées dans un avenir plus ou moins proche. C’est ce que nous nommons « l’eschatologie libérale ». L’analyse du discours des acteurs nous permet ensuite de confirmer que cette « eschatologie libérale » joue comme une « compensation » par rapport aux problèmes de justification que posent certains montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants. Le fait que ce soit avec le marché, plutôt que sans, que les acteurs de la controverse comptent régler les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants dans le futur est particulièrement significatif sous ce rapport. Selon nous, cela confirme qu’à l’instar des théoriciens du modèle économique libéral, les acteurs sont plus profondément attachés qu’ils ne le disent aux « valeurs » du libéralisme, qui semblent ainsi constituer le seul horizon « souhaitable » en dépit de tous les problèmes de régulation posés par l’opportunisme supposé des individus.
Dès lors, dans le dernier chapitre, nous tentons de dégager une interprétation plus générale de la controverse sur la rémunération des dirigeants. Ceci notamment pour savoir si les acteurs ne courent pas après une chimère en matière de justification de la rémunération des dirigeants, soit un idéal de justice « eschatologique » qui serait inatteignable. En nous fondant sur le modèle mimétique de René Girard, selon lequel le désir pour un objet se fait d’autant plus fort que ce dernier résiste à sa capture, nous montrons que cette hypothèse est d’autant plus crédible que les critères de la justice libérale semblent être en soi irréalisables – ce qui stimule le désir de justice des acteurs. Nous montrons alors que le mouvement régulier des « scandales » auquel nous assistons en matière de rémunération des dirigeants se présente comme l’aboutissement logique de cette ruse de la raison… Les acteurs y trouvant de quoi nourrir l’impression que les efforts qu’ils fournissent pour obtenir la justice ne sont pas vains même si cela se paie au prix d’une injustice qui, pour sa part, se méconnaît.
Dans la conclusion de ce travail, nous tirons alors les enseignements sur la manière dont la controverse se structure autour de la « bouc-émissarisation » régulière de certains dirigeants. Phénomène à travers lequel on redécouvre que « partout et toujours, lorsque les hommes ne peuvent pas ou n’osent pas s’en prendre à l’objet qui motive leur colère [ici, des rémunérations jugées trop élevées], ils se cherchent inconsciemment des substituts, et le plus souvent ils en trouvent » (Girard, 2001, p. 60). Comme René Girard l’a montré, l’innocence ou la culpabilité du dirigeant n’a pas vraiment d’importance ici. En effet, c’est uniquement le recours au mécanisme social de désignation d’une victime expiatoire pour que l’illusion de justice soit conservée qui nous intéresse. Cela met en évidence que la controverse sur la rémunération des dirigeants fait émerger des structures de régulation sociale à l’intérieur du cadre libéral. Mais des structures de régulation qui sont, pour ainsi dire, très loin de répondre aux fondements de la pensée libérale, historiquement construite sur l’utopie humaniste d’une société de justice fondée sur la liberté individuelle et l’absence de violence. Ce qui trahit, in fine, l’incapacité de la société libérale à assurer et assumer les conditions de la modernité qui la fonde, la violence faite au « dirigeant-bouc-émissaire » pour maintenir l’idéal libéral de justice sociale relevant, au contraire, d’une logique propre aux sociétés archaïques telles qu’étudiées par René Girard.
Composition du jury:
M. Alain ALCOUFFE, Professeur, Université Toulouse 1, Rapporteur
M. Bernard BAUDRY, Professeur, Université Lumière Lyon 2
M. Olivier FAVEREAU, Professeur, Université Paris X, Rapporteur
M. Pierre-Yves GOMEZ, Professeur, EM Lyon, Directeur de thèse