La gouvernance du pape François vue par son successeur
Il n’est pas possible de clore le débat sur la pratique du pouvoir par le pape François, réputé trop centralisateur, sans connaître la manière dont il sera exercé par son successeur, Léon XIV, explique l’économiste Pierre-Yves Gomez dans sa chronique.
Parmi les nombreux commentaires qui ont accompagné le décès du pape François,
auquel a succédé Léon XIV, l’un est revenu de manière récurrente : ce pape réformateur,
critique de la centralisation romaine et du pouvoir de la curie, aurait gouverné lui-même
de manière centralisatrice, voire autoritaire, pour imposer ses vues. On a dénoncé alors
la contradiction entre les principes proclamés – collégialité, décentralisation, synodalité –
et une pratique de gouvernement qui a concentré les décisions importantes dans les
mains du pape.
Ce paradoxe n’est pourtant ni inédit ni propre à François. Il est bien connu des sciences
sociales, et il a été formulé dès les origines de la sociologie historique par Max Weber
(Economie et société, 1921). Toute transformation profonde d’une société ou d’une
organisation – qu’elle repose sur des logiques traditionnelles ou modernes et
bureaucratiques – exige l’autorité d’un leader charismatique.
Il serait en effet naïf de croire que les élites en place peuvent modifier les routines
organisationnelles, non seulement parce qu’elles n’y ont vraisemblablement pas intérêt,
mais aussi – et peut-être surtout – parce qu’elles manquent des catégories culturelles ou
cognitives qui leur permettraient de les mettre en cause. D’où ce constat, chez Weber,
que toute révolution commence ou s’achève avec un leader charismatique fort, dont
l’autorité centralisatrice amorce ou confirme la rupture.
Culture du soupçon
Cette thèse a longtemps été jugée suspecte dans les démocraties libérales, car
l’expérience des régimes totalitaires, dans la première moitié du XX siècle, a déprécié
durablement toute forme d’exercice du pouvoir personnel d’un « chef ». La figure du
leader charismatique a été associée à l’oppression autocratique. Seul a échappé à la
critique le leader communiste ou postcolonial. Mais les dérives autoritaires de ces figures
ont fini par les délégitimer à leur tour. Dans les sociétés occidentales, une culture du
soupçon s’est ainsi imposée à l’égard de toute incarnation de l’autorité par une personne
charismatique, autant dans les institutions politiques ou religieuses que dans les
entreprises.
Pour transformer les sociétés ou les organisations, il faut alors parier sur leur capacité à
s’autoréformer en s’appuyant sur les routines institutionnelles qu’il s’agit justement de
changer. Retour au paradoxe que Max Weber avait mis en évidence et qui favorise, dans
les faits, un conservatisme d’accommodement permanent.
Or, tant l’analyse du sociologue allemand que l’expérience historique montrent que
l’exercice autoritaire du pouvoir par le leader charismatique ne peut pas s’évaluer sans
tenir compte des modalités selon lesquelles ce pouvoir se prolonge ou s’éteint, en
particulier au moment critique de la succession.
Trois configurations sont alors possibles. Le successeur peut choisir de reconduire la
logique centralisatrice, instrumentalisant l’élan réformateur précédent pour asseoir une
façon de gouverner qui devient durablement autoritaire. Il peut au contraire décentraliser
l’héritage en le convertissant en un projet collectif à mettre en œuvre localement par le
corps social de l’organisation, ou, dans le cas du pape, de l’Eglise tout entière. Il peut
enfin assurer sa légitimité par la rupture avec son prédécesseur réformateur en
restaurant le statu quo ante.
C’est pourquoi l’évaluation de la gouvernance qui porte une dynamique réformatrice ne
se joue pas à la fin du mandat du leader qui l’a amorcée, mais à l’issue du mandat de son
successeur, qui la prolonge ou non.