Nous vivons une époque où la capacité de nos organisations à relever les défis environnementaux et sociétaux contemporains fait l’objet d’une forte remise en question. Sous-tendus par les travaux du GIEC ou de l’IPBES, un consensus scientifique s’est établi autour du caractère actuel, avéré et irréversible de multiples bouleversements naturels systémiques, liés à l’activité humaine (dérèglement climatique, érosion de la biodiversité et extinctions de masse, épuisement des ressources, crises migratoires, etc.). Ces bouleversements marquent ainsi le basculement de l’humanité dans l’ère dite de l’«Anthropocène».
Alors qu’une partie du monde académique gestionnaire parie sur le potentiel d’innovation technique et sociale pour transformer ces défis en opportunités et permettre aux systèmes actuels de s’adapter, une communauté scientifique interdisciplinaire émergente entrevoit un avenir plus disruptif et hostile, appelant ainsi à un tournant majeur dans la conceptualisation et le fonctionnement des organisations et de nos systèmes économiques.
L’entrée dans l’ère de l’Anthropocène marque en effet l’initiation d’un processus global par lequel l’alignement de multiples vulnérabilités viendrait perturber – voire déstabiliser – les ordres institutionnels établis, plongeant les organisations à tous niveaux dans une quête de résilience. Les tensions liées à l’accès et l’épuisement de ressources critiques, les conditions de vie radicalement dégradées et inégales dues aux variations de température, à la montée des eaux ou à la démultiplication des incendies sont autant d’exemples de disruptions majeures dont la nature et l’ampleur des conséquences restent encore difficiles à imaginer à moyen et long terme. Des récits contrastés, plus ou moins optimistes, structurent ainsi l’imaginaire du futur des civilisations humaines.
Du fait de l’ampleur de ces défis en termes d’action collective, l’Anthropocène invite à un réexamen systémique de la grammaire gestionnaire, réinterrogeant l’entreprise et sa gouvernance, les institutions économiques et managériales telles que l’outil comptable, le management de l’innovation ou encore la finance et l’implication des actionnaires dans les transitions à mettre en œuvre.
Malgré l’ampleur de ces questionnements, l’Anthropocène demeure un thème émergent en sciences de gestion. Historiquement, les champs disciplinaires du développement durable et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) se sont pourtant construits sur une pensée prônant le réalignement des intérêts des humains avec ceux de leur écosystème naturel. Ils s’en sont toutefois progressivement détournés, au profit d’une recherche de compromis entre un objectif de croissance implicitement infinie, et la préservation de la nature, considérée au mieux comme une partie prenante supportant des externalités.
L’Anthropocène interpelle les sciences de gestion, dans la mesure où seule une réinvention disciplinaire permettra une réelle réorientation des pratiques et réponses organisationnelles. En premier lieu, l’Anthropocène invite à remettre en question les paradigmes dominant nos conceptions de la soutenabilité. La reconnaissance de limites planétaires au-delà desquelles l’humanité sera menacée conduit notamment à reconsidérer la place de l’humain vis-à-vis du vivant. Pointant l’anthropocentrisme comme l’une des causes de l’action humaine systématiquement destructrice du vivant, certains auteurs invitent ainsi à adopter une vision écocentrique afin de redonner aux entités vivantes une légitimité comparable à celle des humains.
Les limites planétaires qui s’imposent à l’humanité conduisent également à déconstruire la croissance infinie en tant qu’impératif organisationnel, intimement associé aux modèles de management occidentaux contemporains. D’autre part, en distinguant l’idée de croissance de celle de développement, les sciences de gestion peuvent réinterroger la raison d’être des organisations – en tant que systèmes vivants parmi d’autres systèmes vivants interdépendants les uns des autres. Par conséquent, l’Anthropocène ouvre à des questions d’ordre ontologique, épistémologique, et méthodologique qui percutent directement les sciences de gestion. La nature complexe et systémique des phénomènes qui l’entourent exige d’intégrer de manière beaucoup plus systématique des connaissances issues d’autres disciplines. Pour comprendre ces phénomènes et proposer des modèles organisationnels écologiquement viables, les sciences de gestion se doivent ainsi d’entrer en dialogue avec les sciences naturelles (e.g., physique, biologie, géologie, géographie) et les autres sciences sociales (e.g., politiques publiques, sociologie, psychologie, anthropologie). Certains auteurs soulignent également que les organisations et les sciences de gestion entretiennent une forme de complicité avec l’Anthropocène en tant qu’instrument d’extraction de ressources naturelles et de rationalisation irresponsable des processus de production.
Un examen critique de la théorie des organisations constitue à cet égard un point important pour bâtir de formes nouvelles d’action collective plus régénératives et soucieuses des équilibres du système Terre.
Cette réinvention disciplinaire ouvre la voie à la construction d’un vaste corpus de connaissances autour des problèmes et solutions organisationnels liés à l’Anthropocène. Premièrement, la structuration de récits et d’imaginaires autour de l’Anthropocène constitue un champ d’étude prometteur. Deuxièmement, il est nécessaire d’identifier et de caractériser les structures et modèles organisationnels compatibles avec les conditions posées par l’Anthropocène, tels que les organisations reposant sur la frugalité ou la sobriété. Troisièmement, les transformations institutionnelles et le travail de redéfinition de l’outillage gestionnaire – par exemple la réorientation de l’outil comptable – doivent être explorés. Quatrièmement, des études empiriques sont nécessaires pour éclairer de nouvelles formes de contestation et de conflit entre acteurs, les nouvelles logiques de création de valeur et les pratiques organisationnelles permettant de les générer (modèles de gouvernance, formes de comportements, etc.). Cinquièmement, la question des dynamiques de développement et d’encastrement local des organisations pourra être explorée en tenant compte des limites planétaires, mais également de leur encastrement dans des bio-régions. Cela suppose en particulier de penser la question des frontières avec le vivant et d’envisager des modes de fonctionnement dans des conditions durablement dégradées. Enfin, un nouveau rapport à l’innovation et à la technologie doit être envisagé pour répondre aux nouvelles contraintes environnementales et sociétales qui vont se durcir et impacter le fonctionnement des organisations. Un enjeu majeur est d’analyser quelles trajectoires technologiques et d’innovation sont compatibles avec de tels enjeux. Pour certains, la réponse aux défis de l’anthropocène passe par un investissement technologique majeur des acteurs publics et privés afin de déployer des technologies de rupture permettant de décarboner la production d’énergie et de limiter l’impact des modes de vie. A l’inverse, d’autres appellent à remettre en question de manière radicale certaines trajectoires technologiques, notamment high-tech, et plaident pour un retour vers des low-tech ou des innovations frugales, explorant des voies de réconcliation entre technologie et nature, au sein desquelles l’innovation repose sur une complexité moindre et un accès plus universel. Entre ces deux voies, comment se re-dessinent la place et les logiques d’innovation pour les organisations confrontées à ces enjeux ?
Les travaux attendus dans ce numéro spécial de la Revue Française de Gestion devront s’inscrire dans ces thèmes de recherche émergents. Les approches pluridisciplinaires et multi-niveaux sont encouragées, qu’elles soient théoriques ou empiriques.